À cheval sur deux langues
Elizabeth L.C.
Le 11 janvier est mort à Athènes l’écrivain franco-grec, ou gréco-français, comme on voudra, Vassilis Alexakis. Il avait 77 ans. Arrivé en France au début des années 70, c’est en français qu’il a commencé à écrire, avec des livres d’un humour doux-amer, mélancolique et passablement loufoque. J’ai eu la chance de le connaître (un peu) et j’aimais beaucoup son écriture. Le texte qui suit est adapté d’un article que j’avais écrit pour La Faute à Rousseau n° 75 (juin 2017) sur les écrivains exilés ayant (ou pas) changé de langue.
Le bilinguisme s’avère forcément inégal, asymétrique : les écrivains vraiment bilingues sont très rares (on peut citer Strindberg, Beckett, Cioran). Cette situation peut induire à une perte du sentiment de sa propre identité et à une sorte de schizophrénie du bilingue, comme l’a signalé Tzvetan Todorov.
Également peu fréquent, le phénomène de l’autotraduction, pratiquée par Julien Green, Kundera, Beckett. Vassilis Alexakis aura été l’un de ces oiseaux rares adeptes de l’autotraduction. « Né à la littérature en français » avec son roman Le Sandwich (1974), il a été encouragé par l’exemple de Ionesco ou de Beckett, ce dernier lui ayant « donné d’abord la conviction qu’on peut écrire dans une langue autre que la sienne » (Paris-Athènes).
Il passe ensuite près de dix ans avant d’écrire en grec (Talgo, 1982). Il alterne ensuite les livres écrits en français et en grec. Une alternance qui signifie, comme l’indique Marianne Bessy (dans son étude Vassilis Alexakis, exorciser l’exil) que son rapport aux langues n’est pas stabilisé, mais en perpétuelle négociation. À partir de Paris-Athènes (1989), l’incertitude linguistique devient pour lui le fil conducteur de l’écriture. La mort de sa mère suscite chez lui le besoin de se réapproprier la langue grecque de manière plus étroite : ce sera le sujet de La Langue maternelle (1995). Viennent ensuite, sur ce thème de la coexistence des deux langues, Les Mots étrangers (2002) et Le Premier mot (2010). La pratique de l’autotraduction le conduit à une véritable réécriture de chaque livre.
« Je ne saurais dire quel degré de parenté existe entre les deux langues, a indiqué Alexakis, qui s’est exprimé fréquemment à ce sujet. Il m’a semblé néanmoins que j’avais trouvé dans l’une comme dans l’autre les mots qui me convenaient, un territoire qui me ressemblait, une espèce de petite patrie bien personnelle » (Paris-Athènes). Le choix de l’une d’elles, l’abandon de l’autre, serait impensable : « Comment peut-on choisir entre la langue de sa mère et celle de ses enfants ? J’ai noté cela aussi dans mon carnet », avouait-il dans le même roman.
Pour Marianne Bessy, Alexakis « a cherché, grâce à l’écriture, à établir un équilibre entre ses différents pôles identitaires ». Elle signale une importance croissante de la composante autobiographique dans ses livres, avec une grande fréquence de termes comme sosie, clone, double, fantôme, masque… L’auteur vient se superposer sur ses personnages. Le plus proche, Nicolaïdès, dans Les Mots étrangers, est lui aussi un écrivain grec exilé à Paris. Avec l’autodérision qui est sa marque de fabrique, Alexakis le constate : « Moi qui passe mon temps à me raconter, à étaler mes trucs, moi qui suis devenu une sorte de professionnel de moi-même » (Paris-Athènes).
Sa personnalité est placée sous le signe de la dualité ; Paris-Athènes contient de nombreuses réflexions et boutades sur les différences entre les deux langues et les deux cultures. Dans La langue maternelle, la relation au pays perdu et retrouvé est étroitement associée à cette interrogation sur la langue. « Nous sommes les enfants d’une langue… C’est une identité que je revendique… J’écris pour convaincre les mots de m’adopter. »
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