Les agendas de ma mère

4 mai 2021

Nadine P.

Il y a quelque temps, arrivant chez ma mère je découvre sur sa table ses agendas, un prolongement d’elle-même, ceux-ci remplissant habituellement une bonne partie de son placard. Mais ce que je remarque aussitôt c’est qu’ils n’ont plus de couverture, certains désarticulés ont des pages folles qui glissent de la pile.

Je l’interroge, mais je sens que la réponse va être difficile à entendre.

Elle trie, me dit-elle. Elle lit et jette. En riant, elle ajoute en avoir déjà rempli une poubelle entière.

Je connais enfin la signification personnelle de la sidération.

Je revois en un instant les longues heures où nous ramenons la matière du passé lentement, le peu de temps que hélas je peux y consacrer entre travail et moment où nous sommes moins disposées l’une l’autre ce jour choisi pour parler sans entrave de sa vie, de sessouvenirs et je fixe devant moi ces pages remplies avec dates et écriture fine qui rejoindront prochainement son propre tri sélectif. Je ne quitte cependant pas de vue quelque chose auquel je m’accroche fortement : c’est SA vie, ses choix, sa poubelle !

Elle perçoit mon trouble et précise souriante et rassurante que dans les grands classeurs, autre placard, et dans le répertoire où tout s’y rapporte, nous trouverons tout ce qu’elle conserve. Sous-entendu « quand elle sera décédée », elle en parle facilement, le tri tenant une bonne place depuis quelques mois dans ce chemin qu’elle emprunte en pensées, le tri débordant des carnets ce que bien sûr je comprends ô combien. Elle ajoute qu’en triant elle redécouvre des notes à ajouter sur son séjour à Hollywood ou son ascension des glaciers. Qu’elle a effectivement noté bien trop de détails concernant les repas et elle le regrette.

Dans les classeurs il n’y a que ses voyages et ses sorties, tout est bien rangé et détaillés par lieux, dates, renvois faits si besoin sur le fameux répertoire. Ancienne archiviste dans une mairie elle en a gardé quelques habitudes. Des trésors que toute la famille connaît, car elle aime les partager régulièrement, contrairement aux agendas qui n’appartiennent qu’à elle.

Mais dans ces archives, il n’y a pas traces de sa vie quotidienne, mémoire autre, moments qui pourraient entrer dans le tonneau que nous remplissons très doucement toutes les deux. Elle a aujourd’hui 88 ans, elle en avait trois de moins quand on a commencé ces échanges quand je lui ai proposé de la retrouver certains après-midi dans ce but, garder des traces, partager des souvenirs encore inconnus de moi, ceux qu’elle voudrait bien me confier, précision d’importance. La demande venait de moi. Elle n’en voyait pas trop l’intérêt au départ, mais a vite pris plaisir à remonter le temps à condition toutefois de ne parler ni de ceci ni de cela, le pacte étant à jamais respecté sauf quand d’elle-même elle s’aventure dans les recoins plus difficiles à évoquer. Dans ces moments intimes de plusieurs heures, notre complicité est un bon déclencheur pour sa mémoire.

Elle semble totalement surprise de ma réaction.

– Dans tes agendas, tu ne notais que tes balades, tes voyages ? Quand on se réunissait, quand tu venais à la maison ou que nous faisions une fête de famille avec mes sœurs, tu ne notais pas, tu ne notais rien ?

– Ben non !

Quand on cherche, on trouve.

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