Emportée
Pierre Kobel
J’ai relu récemment le Emportée de Paule du Bouchet. Même émotion qu’à la première lecture. Écriture à fleur de peau, intense, douloureuse, exaltée. Paule du Bouchet est la fille d’André du Bouchet et de Tina Jolas. Sa mère, quand elle avait six ans, fut emportée, quittant mari et enfants, pour celui qu’elle devait accompagner, servir, aimer passionnément jusqu’à sa mort et au-delà : René Char. Elle survécut onze ans à ce dernier avant de s’éteindre le 4 septembre 1999. À l’écart de ce que raconte, de ce qu’a vécu cette femme face à l’histoire de sa mère, je suis à la fois fasciné et incompréhensif. Fasciné par une histoire d’amour dont la dimension rejoint celles qui parsemèrent l’histoire de la littérature et des arts. Une passion de trente ans traversée par la création poétique, accompagnée par des milliers de lettres mutuelles (toujours pas publiées à cause du refus des ayants droit de Char). Mais je ne comprends pas comment, pourquoi la femme libre, moderne, cultivée qu’était Tina Jolas a pu accepter tant de soumission à l’homme qu’elle aimait. La passion suffit-elle à l’expliquer ? Char était né en 1907, c’était foncièrement un homme du Sud, il avait quelque chose de machiste et s’il n’a jamais en quoi que ce soit forcé une femme, il a multiplié les relations, il a utilisé ses compagnes, il les a trompées, conduisant plusieurs relations simultanément. Il n’y a pas à juger cela, tous étaient des adultes libres de choisir, consentants. Ce qui me gêne, c’est ce qu’il y avait de prédateur en lui et la contingence dans laquelle il tenait ses compagnes, s’évertuant à les tenir en retrait de toute mention biographique comme si cela risquait de rabaisser sa postérité.
Cette attitude n’enlève rien à la qualité de son écriture, à la fulgurance de certains de ses textes, mais elle ne met pas l’homme à la hauteur du poète.
Il y a dans le récit de Paule du Bouchet, la marque indélébile d’un drame personnel : « Chaque période de ma vie a été marquée par cet abandon en puissance contre lequel pendant des années toutes les forces, toute ma vie déroulée, tout l’amour des miens, étaient sans effet. Aujourd’hui, il me semble que j’apprends à habiter la solitude qui m’avait été confisquée par le drame. » Et plus loin : « il me semble que parler de ma mère, c’est parler de cette indicible épouvante, être seule. “ Abandonnée ”, choc électrique, couleur encore vibrante de sa jupe rouge, silence. La fleur de ma mémoire est bien enclose dans un petit “ pan de jupe rouge ”.
[…] C’est l’image de ma mère, présence rouge, passionnée. Résurgence heureuse de tout un possible de tendresse, en même temps marque de mon désespoir. »
Paule du Bouchet écrit pour elle-même, écrit par-dessus les mots intimes sans doute déjà prononcés, pour dire qu’elle est réconciliée avec elle-même, peut-être pour se convaincre qu’elle ne peut plus aller plus loin. Mais aussi pour « elle », pour sa mère, femme sans ego face au destin d’un amour incontournable.
Sur Poezibao, dans la recension que fait Alain Paire de ce livre, il écrit qu’au fil du temps, Tina Jolas apparaît comme une des femmes exceptionnelles du siècle dernier, une des compagnes essentielles. J’aime le croire.
La parole de Paule du Bouchet est douloureuse, passionnée. Elle donne presque envie d’être amoureux de cette femme. Emportée fut sa mère, emportée est sa parole qui résonne au profond de l’esprit. Ce livre a quelque chose d’unique et de définitif.
Plus tard, elle fera avec Debout sur le ciel, un portrait tout en intimité et en nuances de son père André du Bouchet, une des voix majeures de la poésie du XXe siècle. Ce sera une nouvelle occasion pour elle de se trouver et de s’accepter.
Bibliographie
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Paule du Bouchet, Emportée, © Actes Sud, 2011
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Paule du Bouchet, Debout sur le ciel, © Gallimard, 2018
Internet
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Wikipédia | Tina Jolas
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Wikipédia | André du Bouchet