Mon prof, ce héros?
Catherine Bierling
« Dans l’ouvrage collectif « Mon prof, ce héros », paru en 2020, une vingtaine d’auteurs rendent hommage au métier d’enseignant « sans lesquels nous ne serions pas devenus ce que nous sommes. ». C’était le thème de l’atelier que j’ai proposé samedi 9 juillet aux Journées de l’Autobiographie à Ambérieu. Je regrette de n’avoir pas demandé aux participants de m’envoyer leur texte comme je le fais d’habitude. Ainsi je n’ai que mon propre texte à proposer comme illustration d’une matinée qui fut riche et intéressante…
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Classe de terminale, 1972. Elle était grande, mince, brune, portait des lunettes aux verres épais et entourés d’un cadre noir.
Nous allions passer chaque semaine huit heures avec elle. C’était la prof de philosophie, Mademoiselle B. Surpris par son apparence, nous le fûmes encore davantage par le son rauque et profond de sa voix. Grande fumeuse ! Je crois qu’elle éteignait sa clope avant de rentrer en classe, mais je suis certaine qu’elle fumait en continu dans la salle des profs.
Nous ne savions pas encore très bien en quoi consistaient les leçons de philosophie. Platon, Nietzche, Marx, c’étaient les livres qu’elle nous avait demandé d’acheter pour l’année. Mais elle commença par nous distribuer un article tiré du Monde. Je ne lisais pas le Monde à l’époque, mais je savais que c’était un journal sérieux et respectable dont on ne remettait pas en question les informations.
L’article concernait une sportive de haut niveau, Jeannie Longo, qui faisait du vélo. Je ne me souviens plus de l’ensemble de l’article, mais l’idée principale était qu’en tant que femme, ce n’était pas très esthétique de faire du vélo, qu’elle suait beaucoup et qu’on voyait ses muscles.
Nous étions cois. Sans réaction. Mademoiselle B. nous pressa de questions pour savoir ce que nous en pensions. Le peu de commentaires de notre part était anodin. Oui, le vélo c’est dur, il faut des muscles…
Mademoiselle B. explosa. De sa voix grave et énervée, elle nous demanda si on écrirait de la même manière à propos d’un homme. L’esthétique ? La sueur ? Les muscles apparents ? Pourquoi le texte portait-il seulement sur l’opportunité ou non pour une femme de faire du vélo ?
Nous approuvâmes, effectivement une femme avait aussi le droit de faire du vélo et l’on ferait mieux de parler de ses performances plutôt que de son aspect extérieur.
Mademoiselle B. se leva et nous dit solennellement de sa voix forte, un peu brisée par le tabac : « Ne vous laissez jamais influencer par les choses que vous entendez, que vous lisez sans penser à les remettre en question. Même si c’est écrit dans le Monde. Même si c’est à la télévision. Il faudra garder, toujours, vis-à-vis de toute donnée ou information un esprit critique. C’est ça, la philosophie ! »
Durant l’année, on a donc traité Marx, Platon, Nietzche, l’espace et le temps, l’histoire et bien d’autres thèmes intéressants. Mais je n’ai jamais oublié Jeannie Longo, sa sueur et ses performances, et surtout, j’ai tâché de garder cet esprit critique, tel que Mademoiselle B. nous l’avait recommandé durant cette première leçon.
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Wikipédia | Jeannie Longo