Invitation
Nadine P.
Depuis quelque temps, loin de la pandémie et de ses interdits, récemment éloignée des horaires étriqués et de la fatigue, j’invite ami(e)s et famille à des repas gourmands, arrosés comme il se doit de bons vins de Bourgogne et de bulles rampantes le long des flûtes.
Tradition personnelle, l’armoire de verres est grande ouverte, chacune, chacun fait son choix avant de passer à table.
Tradition ?
Je n’ai pas remarqué avant longtemps ou n’avait pas su ou voulu m’y arrêter, tout ce que ma mère m’a transmis comme habitudes dans une cuisine. Gestes, recettes, même des plats offerts issus de son mariage en… 1953. Solides au demeurant !
Je ne fais pas la sauce de salade comme mes amies, je fais celle de ma mère. Ce matin, le texte est venu à la suite, surprise de m’entendre compter à haute voix les cuillères d’huile et de vinaigre, exercice superflu, car tellement banal.
1 cuillère de moutarde
1 cuillère de vinaigre
3 cuillères d’huile
Pincées de sel et poivre
Telle une comptine d’enfance, je revois ma mère nous apprendre les mesures, son rythme vif pour tourner la sauce au fond du saladier, moi si petite, devant me mettre debout sur la chaise pour TOUT voir. Ne rien perdre de cette leçon, je ne savais pas encore qu’elle s’ancrerait profondément malgré son peu d’importance.
Je n’oublie pas d’autres transmissions, celles des tomates farcies que je n’ai pas encore réussi à cuisiner autrement, de la pâte à tartes, ni des pommes fourrées.
Je me suis débattue longtemps pour ne pas ressembler à ma mère, pas envie de voir en moi le miroir de ses travers, son côté négatif posé sur tous les gens et sur chaque chose. Puis le temps passant, j’ai bien dû reconnaître, parfois douloureusement, que les traces de nos anciens se déposent sur nous et en nous sans qu’on en choisisse la liste. Les années ont passé, j’ai acquis un plus grand calme en regardant vivre cette maman vieillissante, ne lui pardonnant pas toujours tout, mais considérant son caractère et sa façon d’être comme une peinture familière à laquelle je me suis habituée, encore étonnée d’y trouver des reliefs inattendus, des émotions inconnues et laissant pour les coins sombres, la possibilité de détourner la tête et le cœur quand c’est possible.
J’écris alors que mes invités seront là dans une heure, mais, semblable à un soufflé, ça ne pouvait pas attendre !
Une invitation c’est une écriture. Avoir l’envie, l’idée, puis commencer à regrouper les éléments qui m’emmèneront vers la réalisation du plat ou du texte. J’aime ces moments en amont quand je pense à celles et ceux qui viendront, que j’ai envie de gâter, comme j’aime cette histoire à raconter, se faufilant en tête, phrases et tournures qui s’imbriquent avant que le crayon n’en soit le relais. Ne pas refaire la même recette que la dernière fois, penser que B. n’aime pas le fromage, penser que J. adore le piquant, ne pas écrire les mêmes souvenirs ou mêmes scènes..
Accorder l’entrée en tempérament, en goût et en visuel avec celle du plat principal, tel « l’incipit » sur la page commençant à se noircir de mots, en attendant les chapitres qui suivront sans redite, sans redondance, avec en cuisine comme en écriture ce lien secret qui n’appartient qu’à moi, jusqu’à ce que ce que les invités sonnent à la porte.