Chroniq’hebdo | De l’émotion, des femmes afghanes et de l’APA
Pierre Kobel
Alors que je regardais un film à la télé d’un œil distrait, film qui distillait le pathos nécessaire pour accrocher le spectateur, je me suis laissé prendre au jeu et j’ai compris, à l’encontre de ce dont je me suis souvent défendu, qu’il valait mieux assumer cette émotion, libérer l’empathie. Vivre avec passion toutes les complexités de l’humain plutôt que de vouloir se protéger pour rien. À quoi bon une distance qui ne tient qu’à quelques privilèges intellectuels et culturels ? Ainsi je saisis de plus en plus combien l’aventure que je partage avec mes amis de l’APA n’est pas seulement intellectuelle, mais également profondément humaine et que cette humanité doit rester son fondement, l’intellect n’étant que l’outil qui lui donne forme et efficacité.
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C’est plus que de la simple émotion que j’ai éprouvée en regardant le documentaire Afghanes de Solène Chalvon-Fioriti. Je savais à quoi m’attendre, mais ce qui me laisse le plus mal à l’aise, c’est le sentiment de l’impuissance et aussi la honte d’appartenir à la même masculinité que ces humains sans honneur que sont les talibans. Ils vont jusqu’à distordre les préceptes de la religion dont ils se réclament pour assouvir leur pouvoir sur les femmes.
J’évoquais ce documentaire dans ma chroniq’hebdo de lundi et si j’y reviens, ce n’est pas pour donner des leçons, pas pour me dédouaner de toute ressemblance avec ces bourreaux, mais pour dire ma colère, pour aller contre comme je le peux quand je sais bien par ailleurs que les femmes afghanes restent un jouet dans les discours politiques occidentaux qui ne font rien d’efficace pour les sortir de la condition qui leur est faite.
Filles, elles sont marquées dès la naissance par la déception familiale que provoque leur sexe. Marquées jusque dans leur développement physique et psychique par la sous-alimentation, par l’asservissement domestique et éducatif, par l’enseignement refusé.
Alors oui, bien sûr, il y a ces combattantes courageuses qui s’opposent à l’oppression, à la loi, à la force brutale, qui risquent la prison, la torture pour dire leur dignité et celle de leurs compagnes. Je m’incline devant elles, je pleure de leurs douleurs et je crache à la face de ces salauds qui les effacent du paysage afghan. Mais que puis-je faire de plus qui dépasse mon indignation et sera efficace ?
Je pense au Cri des femmes afghanes de l’anthologie publiée par mon ami Bruno. Ainsi la voix de Ziâgol Soltâni dans ce texte :
Mélodie de ma patience
Au nom du miroir, ce soir, libérez-moi
La nuit passée, l’aube venue, appelez-moi
Sur ce rivage où je me suis perdue à moi-même
À moi-même, ramenez-moi
Les bleus sur mes épaules sont les bleus de l’hiver
À la saison du vert printemps, priez pour moi
De la mélodie de ma patience et de mon silence, que savez-vous ?
Le temps d’un souffle, à la flûte associez-moi
Sur l’aile du papillon est écrite la brûlure de la chandelle
De toutes les âmes enténébrées, séparez-moi
La cruauté d’être confinée derrière un voile m’a fait perdre toute patience
Au nom du miroir, ce soir, libérez-moi !
In Le cri des femmes afghanes, © Bruno Doucey, 2022 — Traduction par Leili Anvar
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Long week-end marathon. Tout a commencé dès le vendredi avec une réunion du groupe parisien. Le samedi, assemblée générale de l’APA le matin et table ronde sur « l’intime revisité » l’après-midi. Le lendemain, conseil d’administration toute la journée en banlieue et ce lundi matin, réunion de bureau tant que les provinciaux sont encore à Paris.
Je vais d’un lieu à l’autre dans un Paris que j’aime, qui m’est familier. Je retrouve mes amis de l’APA. J’appréhende un peu les risques de controverses durant l’assemblée générale qui doit faire adopter de nouveaux statuts, mais j’ai appris au fil des années à relativiser ces disparités à force de fréquenter les associations et comment pourrais-je me contredire avec ce que j’écrivais au début de cette chronique quant à l’acceptation de la complexité humaine ? On s’enrichit des divergences, des différences, je ne cesse de me le répéter. Enrichissement aussi l’après-midi avec l’expression des trois intervenants qui mobilisent l’attention de la salle.
Ces trois journées de réunions sont fatigantes, mais plus encore enthousiasmantes. J’y trouve une confirmation de ma conviction que la parole longue, la réflexion qui prend son temps vaudra toujours mieux que la dispersion de la pensée, sa fragmentation provoquée par l’usage des écrans de smartphones. Ce n’est pas seulement une histoire de génération. Certes la nôtre a grandi dans le temps d’une assimilation lente et progressive et ce fut une chance. Mais, je reviens à une de mes antiennes, l’utilisation faite par une grande part de la jeunesse des médias et des réseaux sociaux n’est pas née du hasard. Il y a là une volonté d’empêchement de la pensée. Tout le contraire de ce que nous pratiquons à l’APA.
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