De pierre et de chaux
Michel Stevaert
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On ne devrait jamais vendre une maison familiale,
Même quand des gens bien (mal) intentionnés vous convainquent que vous allez vous mettre un éléphant sur le dos,
Même quand vous n’y avez pas connu que de bons souvenirs,
Même quand la personne qui partage votre vie vous le déconseille,
On ne devrait jamais se débarrasser d’une maison habitée par une histoire remontant bien avant votre arrivée en ses murs.
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Le petit château rouge, la maison aux tourelles, les attributs ne manquaient pas dans les bouches de mes petits copains, de leurs parents, d’autres Sclessinois pour désigner le manoir abandonné que mes parents acquirent en 1959 pour une bouchée de pain de la Société des Charbonnages du Bois d’Avroy. Cette énorme bicoque, flanquée de trois tours avant qu’on n’abatte la plus abîmée et réalisée en pierre de France, deviendrait rouge par l’ajout d’Eternits et de goudron. Elle était, elle demeure, même en son état déplorable, le phare du quartier du Perron. Construite en 1880, en même temps que le coron des Pierres voisin, elle était destinée à devenir une maison d’ingénieur, ce qu’elle demeurerait jusqu’au second conflit mondial et sa réquisition par les Rexistes*, souvenir douloureux que partagea avec moi un rescapé juif. Mon père dut y installer plomberie et électricité dignes de ce nom. Pour le reste, c’était du solide : hormis les problèmes d’humidité résolus au fil des années notamment en la rougissant comme narré ci-dessus, des cheminées monumentales assuraient le chauffage au charbon, gratuit vu l’affectation du paternel. Des vergers à l’abandon furent réhabilités quelques années jusqu’à ce que nous soyons réduits à notre parcelle dépassant quand même, bâti exclu, plus de cinq ares.
En 2000, au décès de ma mère qui, malgré moi, avait laissé péricliter les choses, je la vendis donc à des prometteurs de beaux jours architecturaux. Elle est désormais (irréversiblement ?) une ruine. Ne restent de ses jours glorieux que le châtaignier et l’érable qui la flanquent, tous deux plus que centenaires.
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Elle tient encore debout parce qu’elle était de ces bâtisses que l’invention du ciment a reléguées dans l’oubli. Voûtes soutenues par des arbres entiers fermés par des clés, vrais planchers, murs monstrueux qui résistèrent au tremblement de terre de Liège de 1982, véranda bâtie avec les anciens becs à gaz en fonte de la même ville, vraie cave sous voûte où je transformais de la Kriek en nectar en moins de deux ans et dont le garde-manger valait tous les frigos à venir. Une vraie maison de pierre et de chaux. J’avais entamé les travaux pour la mettre au goût du XXIe siècle : nouveaux châssis, toit d’ardoises, chauffage au gaz naturel sans chaudière afin de préserver les qualités de la cave. Me restait à remplacer les Eternits bourrés d’amiante et rénover à mon tour, quarante ans après mon père, les plomberie et électricité. Las, je n’en eus ni la lucidité, ni le courage, ni l’intelligence.
Demeure un dernier espoir : que des amoureux fous des vieilles pierres la récupèrent la sauvent si c’est encore possible et qu’elle tienne au moins jusqu’à la fin de son… second siècle !
(*) Rex était un parti chrétien d’extrême droite dirigé par Léon Degrelle et qui versa dans la collaboration en 1940. Ma future maison avait été réquisitionnée par ces gens qui organisaient des rondes dans la contre-allée du coron des Pierres, ce qui imposait aux Israélites et autres Belges en délicatesse avec l’occupant de grands détours.
Les photos sont de Constant Stevaert (oncle de l’auteur) ou de l’auteur.
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