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Grains de sel
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Blog créé par l'Association pour l'autobiographie (APA) pour accueillir les contributions au jour le jour de vos vécus, de vos expériences et de vos découvertes culturelles.
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27 avril 2024

De quelques maisons en Suisse (partie 1)

André Durussel

 

La Rippe (1945-1951)

La seconde étape de mon enfance (1945-1951), au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s’est déroulée au pied du Jura, dans le village frontière de La Rippe, en dessus de Crassier. Ce furent-là les années du début de ma scolarité, celles aussi d’une première « découverte du monde » à la manière de C. F. Ramuz. Une région certes moins austère que celle des Charbonnières de la Vallée de Joux, souvent visitée par un vent séchard : le Joran. Un paysage de pâturages, de haies vives et de cultures céréalières, de fermes cossues et de grands troupeaux appartenant à cette caste d’agriculteurs appelés « amodiateurs » dont l’un des grands représentants était Armand Melly (1882-1986). Il venait de prendre sa retraite au Conseil national après deux législatures.

L’appartement dévolu à notre famille était situé au centre du village, dans une ferme restaurée où logeaient, au levant, les parents âgés du propriétaire. Notre logement possédait un vaste galetas où mon père avait aussitôt rangé le bois de hêtre pour le chauffage. Devant l’appartement, à l’ouest, s’étendait un vaste jardin potager avec, un peu plus loin et derrière une clôture, le verger du propriétaire, ainsi qu’un imposant poirier qui donnait à chaque fin de l’automne d’énormes poires presque rondes et farineuses. En face du verger, sur la « Rue de la Scie », où se trouvait aussi la « Petite école » (là où j’ai appris à écrire sur une ardoise à l’âge de sept ans), se dresse aujourd’hui encore une étrange et haute tour carrée, appelée « Le Clocher », ainsi qu’une grande fontaine couverte où nous allions jouer.

Cette étape à La Rippe s’est achevée six années plus tard, à la suite du déplacement temporaire de mon père à un autre poste-frontière à Saint-Gingolph, dans le Chablais, mais sans y entraîner sa famille. Certaines circonstances de la vie motivèrent cette importante et temporaire décision parentale. Mon frère et moi-même, ainsi que ma mère, nous nous retrouvions dès lors au Mont-sur-Lausanne, où mon père possédait une modeste maison d’habitation héritée de ses parents. Au fond du jardin, il y avait une cabane avec une planche à trou : c’étaient les WC. Pas d’installations sanitaires mis à part l’évier à la cuisine, et un grand « baquet » dans lequel on se lavait à l’eau chaude une fois par semaine.

 

Deux autres maisons

Deux autres maisons durant ma jeunesse, ainsi que beaucoup plus tard avec ma femme et notre fille, ont été de véritables havres de ressourcement. Il y a lieu de mentionner ici. Elles représentent en effet des pages (et des plages) importantes de lieux de vacances et de dépaysement, bien qu’étant toujours situées dans ce même pays.

La première, c’est cette ferme de « La Caroline », située sur le territoire de la commune de Tolochenaz, non loin de Morges, où la famille de ma mère exploitait un domaine à la fois agricole, maraîcher et viticole, admirablement situé au bord du lac Léman. Cette maison représente pour moi un élément absolument central dans cette « découverte du monde » selon la belle expression ramuzienne, et cela même si ce « monde » n’était finalement pas très éloigné de celui où je vivais. Une découverte, non seulement en octobre lors de la période des vendanges, mais à toutes les saisons de l’année. Au printemps tout d’abord, qui débutait avec les vacances scolaires de Pâques. Nous quittions en effet les neiges tardives de la Vallée de Joux, ou le Joran de La Rippe, pour nous enivrer de prairies verdissantes et de fleurs. Puis en été, durant les foins et les moissons, avec le clapotis régulier des vagues sous le ponton de bois, à « Caroline-Plage ». Mon grand-père possédait en effet une barque de six places, avec deux paires de longues rames. En dessus de ces lieux, il y avait le ciel, d’un autre bleu que celui de la Vallée de Joux et de La Rippe, ainsi qu’un grand jardin potager en terrasses où, maraîcher en ses dernières années et jusqu’à sa mort, ce même grand-père cultivait des tomates, des carottes, des haricots nains, du fenouil qui sentait l’anis, des brocolis et autres légumes qu’il vendait deux fois par semaine sur le marché de Morges. Son fils, mon oncle S., avait repris le domaine. Il était admirablement secondé par sa femme, ainsi que par un fidèle employé prénommé Ognjan, comme l’ancien footballeur et gardien de but serbe Ognjan Petrović (1948-2000). Ognjan avait déserté sa lointaine Yougoslavie sous le régime communiste du Maréchal Tito et faisait partie de la famille.

Mon oncle, fermier de ce domaine, possédait des vignes situées sur le territoire de la commune de Lully. Ces pages décrites autrefois par Ramuz, alors qu’il avait entre dix et douze ans, devinrent ainsi pour moi une réalité vivante :

 

« On était alors tout frais dans la vie ; pourquoi ne l’aurait-on pas mieux perçue

dans ce qu’elle a d’essentiel ? On touchait encore à sa substance profonde, on n’avait

pas encore été séparé de la vérité. Ô vendanges ! temps des vendanges ! je vous retrouve

tout ensemble au fond de moi-même et au fond des siècles ».

(Vendanges, © Verseau, Lausanne, 1927)

 

Je logeais dans une petite maison de jardinier, non loin de la route cantonale, située à l’entrée de la vaste cour de la ferme, tandis que le logement de mon oncle et de sa famille était situé plus haut. À l’entrée, il y avait une buanderie et une cave pour les pommes, ainsi qu’une modeste chambre de bain, une cuisine et une pièce de séjour. Cela avait été l’habitat de mes grands-parents maternels, puis celui de mon grand-père, lorsqu’il se retrouva veuf.

Je dormais à l’étage. La fenêtre s’ouvrait sur l’immensité du lac, d’où l’on pouvait observer ce « miroitement des vagues » que Ramuz, toujours lui, évoque dans le premier poème de son « Petit village ».

Dans la pièce de séjour, au rez-de-chaussée, il y avait un harmonium, surmonté d’une œuvre du peintre Eugène Burnand (1850-1921). Elle représentait des ouvriers vignerons à l’heure de leur rétribution journalière. Cette lithographie m’impressionnait par le regard des protagonistes, sans toutefois que je puisse encore comprendre les enjeux de cette image gris et noir, faute de connaissances bibliques suffisantes à cette époque. Tout à gauche, assis sur un siège confortable, le maître de la vigne était à l’écoute de l’un de ses ouvriers, porte-parole de ceux qui avaient travaillé toute la journée. Cet ouvrier du matin protestait avec force, bras grands ouverts, contre l’injustice de ce maître qui rétribuait ainsi, et de la même manière, ceux qui n’avaient travaillé qu’une heure ou deux. À la droite de son patron, l’intendant écoutait avec attention le plaignant, sachant bien que son maître n’avait commis aucune erreur, mais qu’il était libre de disposer de ses biens comme il le voulait, parce qu’il était surtout foncièrement généreux. L’un de ces ouvriers, tout à droite, tenait ses deux mains croisées sur le manche de son outil et je me retrouvais sur les traits de son visage fatigué, après une journée de sarclage dans les vignes.

 

Sur le plan historique et généalogique, l’imposante bâtisse des maîtres de « La Caroline », où mon oncle était donc le fermier, était la propriété de Madame Germaine Nicati de Luze, fille du baron bordelais Maurice Barton de Luze (1843-1919) et de Cécile, sa mère, née Borel. Germaine de Luze avait épousé le pianiste morgien Jules Armand Nicati (1873-1939), celui qui deviendra directeur du Conservatoire de musique de Lausanne durant quelques années. Par une donation faite en souvenir de son mari, une Fondation Nicati-de Luze a été créée à Tolochenaz. Cette Fondation est toujours active aujourd’hui dans le domaine de la formation musicale par l’attribution de bourses d’études en Suisse et à l’étranger.

Ma tante avait parfois la visite du docteur Oscar Forel, venant de la bourgade proche de Saint-Prex. C’était le fils du célèbre entomologiste, neuroanatomiste et psychiatre Auguste Forel (1848-1931). Oscar Forel, propriétaire du Manoir de Saint-Prex, était de même devenu psychiatre et avait fondé la clinique « Les Rives de Prangins ». Il organisait des concerts avec le précieux concours de la pianiste Denise Bidal et il avait réalisé une série de macrophotographies d’écorces d’arbres et de lichens, qu’il désignait sous le terme de Synchromies ». Toujours chaussé d’élégantes guêtres en cuir clair, il venait surtout auprès de ma tante pour s’informer sur la manière d’élever des pintades, mais sans leur fournir des araignées, ou même des fourmis, celles dont son illustre père avait autrefois étudié les mœurs.

 

La seconde maison de vacances, que j’ai eu le privilège de découvrir à la suite de mon mariage, était située dans un écrin de pins et de chants d’oiseaux, sur la rive droite du Lac de Neuchâtel, précisément à Yvonand. Elle appartenait à une tante de ma femme qui vivait là sa retraite, après une carrière de sœur diaconesse de la Communauté de Saint-Loup.

C’était un chalet avec des volets rouges, caché au sud d’une petite forêt de pins, tandis que le lac était proche. Il y avait là un grand jardin potager avec une terre sablonneuse, ainsi qu’un verger qui donnait presque chaque automne des prunes et des pêches délicieuses. Sous les ombrages de ces arbres, alors que crépitait la chaleur du mois d’août, je lisais et poursuivais la lecture de l’œuvre de François Mauriac, ainsi que celles de son fils Claude. Ce dernier, dans son journal à Malagar, notait ceci, à la veille de la Seconde Guerre mondiale et des entrevues Hitler-Chamberlain, le samedi vingt-quatre septembre 1938 :

Mobilisation générale en Tchécoslovaquie… Nouvelles contradictoires.
Angoisse : mobilisation partielle en France.

Mauriac Claude : Histoire de ne pas oublier. Journal 1938
© Grasset & Fasquelle, Paris, 1992, p.220

 

Or, ce jour-là avait été celui du jour de ma naissance.

Sous les pins, je lisais aussi, toujours de Mauriac : Le romancier et ses personnages, un ouvrage autobiographique au même titre que ses Mémoires intérieurs, ou encore Le mystère Frontenac qui, selon Edmond Jaloux, est une forme de confession romancée. Je pénétrais ainsi dans cette mystérieuse alchimie de toute création littéraire, celle où fiction et réalité seront toujours étroitement liées, cette « autofiction » selon la définition de Serge Doubrovsky. Je vivais ainsi, par procuration, comme un lointain héritier de ces landes brûlées par le soleil… Ah, ce cher Mauriac ! N’étais-je pas, toutes proportions gardées, en train de m’identifier à lui ? Comme Maurice Barrès avait reconnu la qualité de son premier recueil de poèmes, j’avais moi-même été en effet admis dans le microcénacle de l’Association vaudoise des écrivains par son affable et distingué président Henri Perrochon. Ce dernier avait écrit une préface élogieuse à mon premier recueil de poésie, intitulé : Le Poids léger des jours, publié à compte d’auteur chez l’éditeur Fabien Perret-Gentil, à Genève. Quelle prétention démesurée !

Vers le soir, ayant quitté le verger et la table de lecture, je faisais avec ma femme, une promenade le long des rives de la Menthue. La lune se levait par-dessus les collines de Rovray, tandis que le cri caractéristique de deux hérons cendrés, qui regagnaient leur nid, me rappelait à la réalité. Ce n’étaient certes pas les palombes chères à François Mauriac, mais la cadence de leur bruissement d’ailes m’ouvrait à l’immensité d’un même ciel : j’entrai dans la littérature comme un chérubin de sacristie, selon cette définition ironique de ce grand romancier.

 

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