En Garravet
Claire C.
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C’est une ancienne ferme, toute seule sur une colline, dans le Gers. Elle appartenait à mon grand-père quand nous étions petits, ensuite à mon père. Il y avait à cette époque un couple de métayers, les Novak, et quand ils ont pris leur retraite, ma mère a beaucoup insisté auprès de mon père pour qu’elle devienne leur maison de vacances. Elle racontait que mon père n’était pas d’accord, qu’ils avaient eu une grosse dispute ; elle lui avait dit qu’elle resterait là jusqu’à ce qu’il change d’avis, s’était assise sur une chaise et l’avait laissé repartir seul à Toulouse. Elle aimait bien raconter ce haut fait, d’autant que tout le monde lui donnait raison. Elle n’avait aucune envie de revenir passer ses étés dans la maison du village tout proche, où nous mijotions tout le mois d’août, avec mes grands-parents, à l’époque où ils s’y installaient 6 mois de l’année, fuyant les étés caniculaires toulousains.
Sur sa colline, la ferme est toujours baignée d’air, ses murs épais de briques argileuses gardent une pénombre fraîche. De plusieurs côtés, rien n’arrête la vue, et les jours précédant la pluie, on devine même la chaîne des Pyrénées flottant sur l’horizon. Les rares voisins sont assez éloignés, aimables, comme souvent dans les pays d’habitat dispersé. Mon grand-père avait fait venir l’électricité (qui sautait pendant les orages), mais pas l’eau courante et il fallait aller la tirer au puits, à 30 mètres au moins, là où mme Novak avait son grand potager.
Mes souvenirs de la maison les plus anciens sont donc parcellaires, nous y étions invités parfois. Les Novak avaient deux filles : Lucette et Josette, d’une beauté remarquable toutes les deux (je disais qu’elles étaient belles comme des princesses). Leur père était d’origine polonaise, leur mère italienne et je me souviens surtout de Josette, grande fille bronzée, aux yeux gris souriants, avec qui je suis allée garder les vaches une fois ou deux. Chaque vache avait son nom, bien sûr, et la chienne Cora connaissait parfaitement son métier, il suffisait de lui dire un mot pour qu’elle aille chercher la fugueuse. J’ai également le souvenir d’une journée de « dépiquage », journée de travail en commun de tous les cultivateurs du coin, qui suivaient la « dépiqueuse », de ferme en ferme. C’était un très gros engin dont l’utilisation a été assez brève, entre l’apparition des moissonneuses et celle des moissonneuses-batteuses. Ces dernières machines, on les voit tourner maintenant dans les champs jour et nuit à l’époque des moissons, le fermier enfermé dans sa cage, solitaire. Finis les grands repas rassemblant autour de tablées bruyantes et joyeuses les gens des alentours, fini le travail partagé.
Quand mes parents ont investi la « ferme », ils ont assez vite installé une pompe dans le puits pour avoir l’eau dans la maison, mais comme celle-ci s’est révélée impropre à la consommation, il a fallu faire venir l’eau de la commune. Peu à peu le confort d’une salle de bain, de toilettes a été installé. Mais ils ont gardé à la maison son caractère tout à fait typique des fermes de la région et elle le garde encore. Dalles de brique rouge au sol, usées et fendillées en un réseau compliqué, murs des quatre grandes chambres aux peintures irrégulières, large cheminée dans la cuisine, qui fumait pas mal et obligeait à garder entr’ouverte la porte donnant sur le couloir. Les plafonds déposaient partout une poussière légère d’argile et quand ma mère ouvrait la maison après l’hiver, il y avait un grand travail de nettoyage à faire.
On trouvait les crottes de souris qui l’avaient investi, parfois des petits loirs encore endormis dans les tiroirs du buffet, les « pelotes de déjections » des chouettes dans le grenier. Un grand-duc y a même vécu de longues années, qu’on faisait attention de ne pas déranger tant il était efficace dans la lutte contre les rongeurs et dont entendait parfois le pas, la nuit, sur le plancher de bois vermoulu.
Maison de vacances, la ferme a aussi accueilli pendant un an dans les années 70 une « communauté » de 5 ou 6 jeunes gens, dont mon frère et ma sœur, et c’est resté pour eux un souvenir très fort. À la fin de l’été, quelqu’un avait dit : « et si on restait là » ?
Mais elle a accueilli ensuite pour des vacances tous les petits-enfants de mes parents - dont mes trois enfants - qui ont eu le sentiment d’y passer de longues semaines, des étés presque sans fin. La route étroite qui y menait ne desservait que deux autres maisons et donc la circulation y était à peu près nulle. Les enfants circulaient en liberté, jouaient sur la terrasse, dans l’ancienne étable sombre, dans les grandes chambres, dans la grange. Dans un village proche avait été créé un lac de baignade.
C’est là, au retour un peu rude d’une belle année passée à la Réunion, que j’ai retrouvé le plaisir de vivre en France, l’ondulation des grands champs de blé, les lignes de feu dans les chaumes, les couchers de soleil orangés, les repas sous les arbres, le chant des grillons le soir quand la nuit tombe, le ciel noir plein d’étoiles, les conversations.
L’épisode le plus marquant remonte à l’été 1977 : nous avions décidé de faire une halte à la ferme avant de partir randonner dans les Cévennes avec un ami. Le soir, en arrivant, nous avions été frappés par la verdeur et la vigueur de la végétation, en général bien sèche à cette période de l’année. Le lendemain matin, je pars en deux chevaux chercher ma mère à la gare de Gimont. Impossible d’y parvenir, la route est coupée par une large nappe d’eau. Je fais demi-tour, et trouve la petite route que j’avais empruntée à l’aller elle aussi envahie, mon moteur cale. Grâce au démarreur je parviens à avancer peu à peu jusqu’à une petite butte, y laisse la voiture et rejoins la ferme à pied. Ma mère avait trouvé quelqu’un pour la conduire, nous déjeunons tous ensemble, puis partons récupérer la voiture… que nous trouvons, inaccessible, avec de l’eau jusqu’aux essuie-glaces.
La minuscule Gimone qui coule en contrebas de la route s’était transformée en une sorte d’Amazone jaune de cent mètres de large, les gens se faisaient signe de chaque côté et dans une ferme proche, les habitants avaient dû se réfugier sur le toit.
Deux des jeunes hommes de la famille, aidés par les gens du village, improvisent avec des cordes et des pneus une sorte de Tyrolienne et courageusement s’engagent dans le courant pour aller chercher une très vieille dame accrochée à son toit. Ils parviennent à l’installer sur un pneu, à la haler vers la rive. Une fois en sécurité, bien entourée, elle plaisante : « Vous avez vu comme j’ai bien levé la jambe ! ». C’est très caractéristique pour moi de l’esprit du pays : l’humour face aux pires moments. Pendant plusieurs jours, un vieux cousin sillonnait le pays à mobylette, chargé de pain qu’il proposait aux personnes isolées.
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Nous n’avons pas pu rejoindre notre ami, qui après nous avoir attendus deux jours dans le village cévenol où nous avions rendez-vous, est parti marcher seul (pas de portable bien sûr, pas même de téléphone alors à la ferme). Nous avons pu grâce au tracteur d’un voisin ramener la voiture dans la cour de la ferme et nous avons fini les vacances par un grand démontage du moteur… elle est repartie… pour quelque temps !
Génération après génération, chaque hôte a laissé une trace de son passage : jouets usés, mais chaque fois retrouvés, vaisselle, dessins d’enfants, objets un peu particuliers, vêtements qui se couvrent de poussière à côté des chapeaux accrochés aux patères, peinture d’une porte, décorations de papier crépon fanées, vélos rouillés, jeux de société que j’ai triés à mon dernier passage, livres pour tous les âges. Les quelques jolis meubles que ma mère y avait installés ont disparu un beau jour, cambriolage aisé dans ce lieu loin de tout, ainsi que certains outils de mon père, entreposés dans la « vieille cuisine ». Ils prenaient les choses avec une certaine philosophie.
Si on essayait de faire le compte des personnes qui sont passées là, je pense que ce serait assez impressionnant, ne serait-ce que la famille et ses nombreux cousins, les amis. Et les objets qu’on y trouve ont appartenu à cinq générations successives.
C’est ma dernière sœur qui a pris la suite, a fait beaucoup d’aménagements dont un long dortoir, et laisse généreusement la maison à disposition. L’été un atelier jardinage rassemble ceux qui sont là pour arracher, désherber, tailler, arroser les plates-bandes autour de la maison. Chaque enfant a eu son arbre de naissance, mais tous n’ont pas survécu (les arbres !). La maison garde pour tous quelque chose d’une idée de refuge, de retrouvailles aussi, où à chaque fois je suis surprise de sentir les choses changer si peu.
Je crois que ce sentiment tient aussi au pays où elle se trouve : j’aime beaucoup les gens du Gers, les villages plus animés maintenant qu’il y a trente ans, leur accent encore très présent, leur humour et parfois leur étonnante culture (je me souviens d’une boulangère assez âgée lisant « L’archipel du Goulag », à sa sortie). Vivre éloignés des autres peut donner beaucoup de sociabilité, tout comme pour notre famille, se voir finalement assez peu et pour des moments simples et privilégiés, garde aux relations quelque chose de solide, de tranquille.
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La Dépêche | Retour sur la crue meurtrière du Gers en 1977