La maison de mon enfance
Christian Lejosne
/image%2F1169248%2F20240417%2Fob_47a84d_logo-maison-s.jpg)
Après la sortie au printemps 2022 de Lieux (un inédit de Georges Perec relatant ses souvenirs de douze lieux parisiens), m’est venue l’idée d’écrire un livre qui retracerait des fragments de ma vie par les lieux emblématiques où il se passa quelque chose. Des lieux qui firent de moi un être à chaque fois un peu différent. Un voyage autobiographique dans l’espace-temps de la ville où j’ai cessé de vivre à l’âge de 44 ans, mais qui reste, malgré tout, mon point d’ancrage (d’encrage) sur terre. C’est la seule ville où je suis capable de me déplacer d’un point à un autre en employant le plus court chemin. Le livre (à paraître) pourrait s’appeler Arpenter la ville. En voici un extrait concernant la maison de mon enfance.
/image%2F1169248%2F20240417%2Fob_911679_20240419gds-clejosne-mem-la-maison-de.jpg)
Il fallut une quinzaine d’années pour que disparaissent les stigmates laissés par les bombardements anglais et américains qui cherchaient, vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, à entraver les mouvements de troupes allemandes, détruisant avec une belle opiniâtreté les infrastructures ferroviaires du nord de la France, et tout ce qui se trouvait à proximité. C’est au 60 de la rue de la République que tout a commencé. En janvier 1958, ma famille emménagea dans cette modeste maison (deux pièces au rez-de-chaussée, deux chambres à l’étage), reconstruite sur les trous béants laissés par les bombes tombées en abondance sur ce quartier proche de la gare. Un mois plus tard, je naissais dans ce qu’on a toujours appelé « la pièce de devant ».
Au cours des années, la maison connaîtra diverses transformations. Mon père couvrira une partie de la cour puis il la fermera en une sorte de véranda qui demeurera glaciale. Un chauffage central, installé par mon grand-père, remplacera bientôt la cuisinière et les radiateurs à bain d’huile dans les chambres. La maison ne disposant pas de salle de bains, une baignoire sera installée dans un angle de la cuisine. Toute la famille s’y débarbouillera à la suite le samedi après-midi.
/image%2F1169248%2F20240417%2Fob_719a17_20240419gds-clejosne-mem-la-maison-de.jpg)
Entre les quatre murs de cette maison régnait une perpétuelle stabilité. Une régularité à toute épreuve qui rythmait tous les actes de la vie quotidienne. À un point tel que l’on pourrait la comparer à un mécanisme d’horlogerie (ce qui, après tout, n’aurait rien d’illogique, mes parents s’étant connus dans une fabrique de réveils). Le petit-déjeuner s’étalait en fonction des heures de lever de chacun, mais tous les autres repas étaient pris à heures fixes. Tout comme le temps, découpé entre activités routinières, l’espace faisait l’objet d’une répartition implicitement admise. Ma mère régnait sur la cuisine. Personne ne devait interférer dans les préparatifs des repas et le rangement de la vaisselle. Mon père s’était approprié la cave, qu’il avait transformée en atelier, où il rafistolait avec succès tout ce que chacun dans la maison avait un jour cassé ou détraqué. Il disposait également, dans la chambre parentale, d’un bureau sur lequel il continuait à réparer montres, réveils et horloges qu’amis, voisins et connaissances venaient lui déposer. Il faisait également un jardin dans le terrain vague en face de la maison, où une dizaine de jardiniers se partageaient une superficie grande comme deux terrains de football. Les rôles étaient clairement répartis : mon père cultivait, ma mère récoltait les légumes et les cuisinait ; nous étions tous nourris. Lors de son entrée au collège, à chaque enfant, un bureau fut attribué. Celui de mon frère aîné fut installé à côté de son lit. Il y colla des photos de ses vedettes préférées, découpées dans Salut les copains. Comme il n’y avait plus d’espace disponible dans la chambre des enfants, le bureau du cadet fut installé dans celle de nos parents. Quant à moi, faute de place dans les chambres, on installa le mien au bout du palier. Chacun disposait ainsi d’un lieu à soi. « La pièce de devant » constituait l’unique espace partagé entre tous que les enfants avaient tendance à s’approprier. Sauf pour les grandes occasions (Noël, communions…), où s’y déroulaient les repas de famille.