D’une maison à l’autre, 4e partie
Carole Roche
/image%2F1169248%2F20240719%2Fob_7ca61a_logo-maison-s.jpg)
2007-2013
Il a fallu revendre ce grand appartement si peu rénové quand François a hérité en 2007 de la maison de famille léguée par sa tante. Je ne voulais pas quitter le quartier Saint-Georges, j’avais toujours mon poste à la fac de Lyon et j’ai eu la chance, grâce à la gentille voisine qui servait de gardienne aux habitants de l’immeuble, de trouver un joli studio juste rénové au 3e étage du même bâtiment. Vue sur la Saône. Je goûtais encore un peu plus le plaisir de vivre au centre de cette ville. J’ai limité le mobilier à quelques pièces indispensables, deux lits, un canapé, une table basse, et de quoi équiper le coin cuisine au minimum. Le reste des meubles et des livres livré dans la maison nouvellement héritée dans l’Ain, à Lagnieu. La pièce principale du studio, à la lumière tamisée par des stores typiques en bois, s’ouvrait sur la Saône, rivière changeante, plus capricieuse que le Rhône voisin et soumise à la froidure certains hivers. Les canalisations mal isolées de l’évier ont même gelé en janvier 2013. La Saône a transporté des plaques de glace pendant une semaine.
Les enfants et petits-enfants vivaient tous dans la région parisienne, mon mari venait donner ses cours à la fac et travaillait maintenant dans l’Ain. La vie était moins facile pour nous. Je rentrais le soir dans la maison de Lagnieu et, quand il allait à l’hôpital à Paris, je retournais dans ce studio refuge, jusqu’en 2009. À sa mort, j’ai gardé ce cocon de vie, par peur de me retrouver seule dans l’autre maison. Petit luxe, je sais bien, qui m’a aidée à surmonter ma peine.
À peine dérangée par les petites souris qui habitaient presque à tous les étages dans l’immeuble, je tâchais de les chasser avec une prise électrique qui les éloignait, tout en les renvoyant chez ma voisine, terrifiée par leur intrusion. Un soir, je lui ai prêté la prise, elles sont revenues chez moi, traversant le soir la pièce principale sans vergogne, pour se cacher dans le placard à vaisselle. La voisine m’a rendu ma prise et s’en est acheté une, enfin…
Le temps passait, je suis restée six ans dans ce studio, tout en retournant dans la maison de l’Ain tous les week-ends, pour profiter un peu des lieux, m’y accoutumer et commencer à trier la masse d’objets qui s’y entassaient. Lourde tâche, qui dépassait mes capacités de tri - je ne sais pas jeter, je trouve dans chaque meuble, dans chaque objet, dans chaque livre l’occasion de penser aux anciens habitants de la famille de François et à notre vie passée.
2014 à aujourd’hui
À la retraite, fin 2013, j’ai fini par quitter le studio et m’installer à temps plein dans l’Ain. La grande maison de six pièces donne sur un vaste jardin un peu sauvage, peuplé d’insectes et de chats errants qui avaient trouvé sympa de s’installer dans un espace si tranquille. Il y avait toujours eu des chats des rues dans ces lieux, la tante de François et son mari en avaient adopté plusieurs. J’avais même dû, trois ans auparavant, repousser gentiment une mère chatte et ses cinq petits qui avaient fait irruption dans la salle à manger, affamés, agités, déjà partis vers le grenier en se faufilant par la chatière de la cuisine. Quelle énergie pour les retrouver, les remettre dehors, avec des croquettes pour leur survie !
Dans cette maison, je vis essentiellement dans le salon et ma chambre, les autres pièces ne servent que lors du séjour de mes petits-enfants et plus rarement de mes enfants. Allergiques à la poussière, certains n’apprécient pas trop les maisons anciennes. Sur la terrasse, un gros tilleul et un érable en fin de vie ombragent agréablement les étés. Le pré à l’herbe envahissante, le clos près du petit pavillon, me donnent bien du souci quand le printemps est pluvieux, comme cette année. Heureusement, j’ai un peu d’aide pour l’entretien.
J’ai peu à peu trouvé mes marques dans cette maison que la famille de François avait remplie, encombrée de meubles, de livres, de bibelots et d’objets hétéroclites depuis les années 30. On ne jetait rien à l’époque ! Caves et greniers en sont saturés. Lourd héritage, dans tous les sens du terme. J’ai tâché plusieurs fois d’en proposer aux membres de la famille de François, consciente qu’ils y étaient sûrement plus attachés que moi. Sans succès ! Les plus âgés n’avaient besoin de rien, les jeunes n’aimaient pas leur style.
Pour marquer un peu mon territoire, j’ai fait installer l’an dernier, grâce à mes enfants, une cuisine neuve où je retrouve l’envie de recevoir, de reprendre une vie normale. Au début je me disais, le matin en entrant dans la pièce : « elle est quand même bien, cette location ! »
Il m’a fallu du temps, vous le comprenez, pour digérer tous ces décès chez mes proches, pour m’approprier ce nouveau lieu de vie. Déplacer les livres, acclimater le bahut coréen face au secrétaire Louis-Philippe, acheter un nouveau canapé turquoise, la couleur qui m’inspire depuis toujours. Les tableaux sont presque tous restés où François les avaient installés.
D’autres meubles et cartons sont venus s’ajouter à la masse existante. En 2023, nous nous sommes résolus, les enfants et moi, à vendre la maison de leur enfance en Bourgogne. 14 ans de réflexion après la mort de leur père, il fallait bien tout ce temps pour accepter l’idée. Ils ont pu faire des travaux dans leurs propres maisons avec l’argent partagé. On m’a annoncé, il y a quelques mois, que notre ancienne maison restait fermée, à ma grande déception. Moi qui espérais qu’elle revivrait avec les nouveaux propriétaires, après tant d’années de demi-sommeil où je ne l’ouvrais que quelques semaines par an. Quel gâchis ! Je l’aimais bien, cette maison que nous avions choisie ensemble, où nos enfants avaient fait leurs premiers pas, et qui nous accueillait toujours à tous nos retours en France.
À mon tour maintenant d’entretenir la maison de famille, avec le respect et l’affection que je porte à tous ceux qui y ont vécu et m’en ont confié la garde, en quelque sorte. Je n’en suis que la gardienne. Je me fais un devoir de la faire vivre, une façon de remercier François et les siens.