Lacs des signes
Anne Poiré Guallino
Même si nous étions une famille vraiment nombreuse, sept enfants, maman, jeune veuve tout juste quarantenaire aux revenus limités, estimait de son devoir de nous offrir une fois par an une sortie culturelle.
Pour elle, nous permettre d’accéder à ce plaisir, nous donner une éducation artistique, relevait de son rôle de mère, au même titre que de nous envoyer à l’école. Chaque année, de ce fait, elle choisissait au moins un concert, parfois symphonique. Ce fut même un opéra, une fois.
Du théâtre municipal de Metz me revient un souvenir impérissable. Sans doute a-t-il eu lieu dans les mois qui ont suivi mon abandon de la pratique de la danse, et j’en ai honte, il ne brille que par le plus vil des voyeurismes.
Je pense que la vedette de ce spectacle interprétait ce jour-là quelques passages du Lac des cygnes, ce qui explique l’association d’idées, en moi, suite au message de Pierre, puis à la réaction d’Elizabeth.
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Janine Charrat, merveilleuse danseuse, grande artiste, avait subi un terrible accident, une dizaine d’années plus tôt. Brûlée durant les répétitions d’un ballet pour la télévision, près d’un flambeau allumé sur le sol du plateau, c’était une survivante.
Son tutu a pris feu : je le savais, lorsque j’ai assisté à cette représentation, et, pour une fois, je n’ai pas passé tout mon temps à m’imaginer à sa place, en merveilleuse danseuse souple, agile, gracieuse. C’est ce que je faisais, sinon : je me voyais sur scène, dans le rôle-titre. Il fallait remplacer de façon impromptue l’étoile. Heureusement, j’étais là, et je me glissais dans ses pas, sans problème, légère et délicate. L’imagination fait rapidement d’un enfant une vedette ! Et sans doute même d’un adulte…
Ce soir-là, je me suis focalisée, de façon horrible, sur le costume très couvrant, immaculé. Je scrutais les bras, le cou, le dos, à tenter de me représenter ce qui se cachait dessous : la chair blessée, les cicatrices immondes, traces de ce cauchemar effroyable qu’elle avait traversé, et surmonté.
En réalité, quelques années plus tôt, encore, dans notre rue, un couple de voisins avait été victime d’une catastrophe traumatisante : leur chaudière pourtant toute neuve avait explosé. Tous les deux s’étaient enflammés. J’étais alors peut-être à la maternelle. Ils ont survécu, après avoir passé des mois, des années, dans des services réservés aux grands brûlés, chacun dans sa chambre.
De tristesse en espoir, d’opérations en nouvelles étapes, les adultes, autour de moi, chuchotaient. Même s’ils ont dû tout faire pour épargner les enfants, j’ai forcément saisi des bribes d’information. Chaque détail était plus atroce que le précédent. Le nylon du tablier, collé aux chairs durcies, le corps, le cuir ravagé, les greffes, la douleur… La petite fille que j’étais a appris très jeune à craindre le feu !
Plutôt que de profiter de la beauté émouvante de cette talentueuse danseuse, chorégraphe et directrice de ballet, j’ai passé toute la représentation, horrifiée, à scruter ce que j’aurais pu deviner de sa douleur.
Étrange association d’idées : étais-je sadique ? Je crois que les enfants sont fascinés par les aléas, les fragilités du corps. Une autre dame, de mon village, avait subi un accident de tondeuse. Elle vendait les bonbons au bureau de tabac. Durant des mois, j’ai regardé avec effroi son très épais pansement…
Surprenant, comme « Le lac des cygnes » peut nous conduire du côté des pires réalités ! Tchaïkovski me pardonnera-t-il ? Les vies ne sont-elles pas plus importantes que l’art ? Je pense encore avec émotion à Janine Charrat, à ce couple qui a survécu, et à la dame du bureau de tabac, qui sélectionnait nos caramels d’une seule main, l’autre enrubannée, après des greffes improbables : tous ses doigts avaient été recousus, après avoir été ramassés…
Sordide ? Non… La vie…
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Wikipédia | Janine Charrat
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