SBF

Anne-Claire Lomellini-Dereclenne

À la faveur d’un changement de poste, je déménage les affaires de mon bureau et les ramène à la maison : un cadre avec une photo de mes enfants sur laquelle la dernière est encore en grenouillère de bébé, une lampe ramenée d’une mission en Turquie achetée au bazar d’Istanbul, des petites figurines d’animaux, un mini King Kong acheté sur le pont de Brooklyn, diverses cartes postales et des tampons égocentriques avec mon nom et mon titre.

Ce petit chez-moi trimballé de bureau en bureau et devenant de plus en plus important en vingt ans de carrière se retrouve désormais dans le grand chez-moi, sur mon bureau personnel. À l’avenir, et en tous cas à court terme, me voilà SBF (« sans bureau fixe »), en « flex-office » ou en « desk-sharing » selon la tendance terminologique du moment. Signe des temps ? Signe de l’évolution de la société et de la diminution des finances dans la fonction publique ? Sans doute.

Quand j’ai débuté ma carrière, il y a plus de vingt ans, alors que j’étais encore dans une dizaine post-adolescente, j’avais pour moi un grand bureau tout en longueur avec une plaque en verre nettoyée tous les matins par une femme de ménage qui passait avant que les bureaucrates dont je fus ne viennent poser leur séant pour faire chauffer leurs neurones dans ces lieux feutrés à la lumière tamisée. C’était déjà la fin d’une époque et j’ai connu les réunions informelles où les grands pontes osaient encore allumer une cigarette dans un lieu public comme une salle de réunion commune, fait justifié par l’heure tardive de la fin du comité de direction. Fort heureusement, la loi Evin mit un terme à ces pratiques qui me donnaient facilement la nausée. Mais, à la même époque, il me semble, s’amorcèrent les prémisses d’une autre ambiance dans les lieux de travail et peut-être une autre approche du travail. Au fil des années, les bureaux sont devenus de plus en plus souvent partagés. J’ai même testé le travail en « open space » au milieu d’un groupe d’une centaine de personnes, dans une tour dont on ne pouvait pas ouvrir les fenêtres. Quand on entrait dans cet immeuble dédié aux bureaux, on devait s’accommoder du bruit de fond de l’air conditionné, comme quand on monte sur un ferry-boat et qu’on doit faire avec le bruit incessant des machines. Sauf que ce ferry-là restait à quai et n’avait pas l’occasion de nous emmener en voyage ni de nous permettre de prendre les embruns pendant les pauses.

Aujourd’hui et demain donc, on en terminera avec la personnalisation du bureau, la petite photo des enfants, les boules à neige ou les pots de plantes personnels qui sont arrosés par les collègues pendant notre absence, ce qui donne l’occasion à tout un chacun de montrer sa solidarité ou sa délicatesse. Comme je devais faire une mine un peu dépitée à cette annonce, ma cheffe m’a dit qu’à l’avenir, le groupe pourra personnaliser les espaces partagés selon une décoration choisie ensemble, car chaque petit groupe constitué aura droit à un espace fixe à l’intérieur duquel les sièges seront partagés en fonction des jours de télétravail de chacun des membres. L’espace commun sera donc la maison du groupe de travail et les collègues tenteront d’en prendre soin comme d’un bien familial commun dont l’indivision serait une donnée fixe. Pourquoi pas, me dis-je, après tout, c’est bien là le prix du télétravail et ai-je vraiment besoin de recréer un petit chez moi pour me sentir bien au boulot si j’y passe moins de temps ? Rien n’est moins sûr.