Vladimir
Anne-Marie Krebs
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Je voudrais rendre hommage à une grande et belle figure de la philosophie du 20e siècle, dont on parle un peu en ce moment, car, le 6 juin, ce sera le 40e anniversaire de sa mort : Vladimir Jankélévitch.
J’ai eu la chance de l’avoir pour professeur à la Sorbonne pendant mon année de licence. Ses cours étaient toujours combles et il valait mieux arriver en avance pour avoir une chance de s’asseoir dans l’amphi, car, en plus des étudiants de licence, de nombreux fans venaient y assister, beaucoup de retraités en particulier. Il faut dire que c’était un grand personnage : un penseur génial doublé d’un acteur talentueux. Une voix inoubliable, qui modulant ses inflexions montait dans les aigus, puis redescendait de façon inattendue, un débit rapide, parfois haletant, comme pris par l’inquiétude de n’avoir pas le temps de tout dire, une mèche rebelle qu’il rejetait nerveusement et qui lui retombait constamment sur les yeux. Et le raisonnement qui se déployait majestueusement, s’emballait parfois à tel point qu’il devenait difficile de prendre des notes.
Je me rappelle avec émotion son cours sur L’instant et l’occasion : ce moment précis qu’il faut saisir, sinon il vous échappe à jamais et on manque l’occasion qui s’offre de faire telle belle action, de sauver une vie, par exemple… Ce Je ne sais quoi, ce Presque rien, « ce tiers qui se trouve entre l’être et le non être », selon ses propres termes. Sa réflexion sur le temps, d’une extrême subtilité, nous invite à vivre pleinement, à saisir le moment présent, à ne pas attendre demain pour agir et ne pas nous apitoyer sur ce qui est passé. J’étais fascinée par cette pensée si puissante qu’il semblait élaborer au moment même où il l’énonçait. C’était un homme passionné, tout entier à ce qu’il disait, au moment où il parlait, aucune pose, aucune forfanterie, mais une grande simplicité qu’il manifestait à la fin de son cours lorsqu’il donnait la parole aux étudiants et échangeait avec eux, en respectant toujours leurs idées, en les admirant souvent. Et ces yeux un peu moqueurs, ce sourire malicieux qui semblait rire de lui-même.
Par contre son regard se durcissait quand il évoquait l’occupation pendant laquelle il avait été démis de ses fonctions, et l’holocauste, il disait « je ne peux plus parler allemand, ça ne veut pas sortir ». Il a écrit de belles pages sur le pardon, sur l’inutilité du pardon, puisqu’il ne peut effacer ce qui a été commis.
C’était aussi un grand mélomane, un pianiste de talent qui disait : « je me demande si je n’aime pas le piano davantage que la musique », car il y avait pour lui un plaisir, physique, sensuel à jouer du piano.
À la fin de cette année de licence, c’est avec lui que j’ai passé l’oral de « Philosophie morale et politique ». Bien que connaissant sa réputation d’indulgence, j’étais terrorisée, j’avais l’impression de me retrouver devant Dieu le Père ! Il m’a donné un sujet et m’a dit avec gentillesse : « réfléchissez à cela, puis nous en causerons », comme s’il m’invitait à prendre le thé. Et c’est, en effet, un peu ce qu’il s’est passé. J’ai commencé à parler la bouche sèche, le souffle court, il m’écoutait avec bienveillance, et chaque fois que je bafouillais ou perdais le fil de mon raisonnement, il reprenait ce qu’il y avait de plus pertinent dans ce que je venais de dire, en faisait ressortir l’intérêt et l’enrichissait d’une idée ou d’un exemple qui m’aidait à rebondir. Merveilleux pédagogue ! qui savait se mettre à notre niveau nous aidait à penser au lieu de nous enfoncer, comme c’était si souvent le cas des universitaires. Il était de ces personnes d’une grande intelligence qui, au lieu de vous écraser de leur pensée et de leur culture, vous rendent intelligent, elles sont rares ; je pense à Philippe Lejeune, que je rapprocherais, pour cette qualité, de Janké, comme nous l’appelions entre nous avec affection.
Ce sont des êtres précieux dont on est heureux d’avoir croisé le chemin.
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