Ainsi va la vie…
Jacqueline Desmaretz
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Lorsque le prénom Mona apparaît sur l’écran de mon tel ce matin-là, je suis ravie. Depuis quelques jours, avec excitation, Salima attend l’arrivée de sa fille et de ses jeunes enfants résidant aux USA. Il ne se passe pas de jours sans que ne soient évoqués les projets d’activités, cuisine en famille pour transmettre plats et saveurs de son Algérie natale, lecture de contes dénichés dans les vide-greniers, albums de photos reconstituant la généalogie familiale franco-algérienne. Avec entrain Salima s’active, gommant la fatigue due à une grave insuffisance respiratoire et à un sournois cancer… Chaque jour je partage l’enthousiasme de celle qui m’appelle « sœur de cœur », WhatsApp permettant de faire fi des 1000 kms qui nous séparent depuis mon installation dans le sud de la France
Salima et moi sommes nées la même année de part et d’autre de la Méditerranée. Le hasard a voulu que mon frère, jeune appelé en Algérie, soit envoyé dans la ville où le père de mon amie, militant actif du FLN est aux prises de l’armée française. Dans le même temps à vingt-deux ans, mon frère succombe au cours d’une embuscade perpétrée par les partisans de l’indépendance algérienne.
Je connais Salima depuis une cinquantaine d’années. D’emblée nous avons évoqué le passé douloureux de la guerre d’Algérie et son lot de malheurs de part et d’autre de la mer. Durant la même période, nos familles respectives ont vécu en concomitance les effets dévastateurs de cette période de l’histoire. Loin de nous éloigner, ces souvenirs nous rapprochent, nous soudent et devenons très proches, d’autant plus que nous partageons les mêmes aspirations sociales. Très engagée dans le quartier populaire où elle réside, elle devient rapidement élue municipale conseillère de son quartier. Titulaire d’une thèse sur l’illettrisme, Salima est rapidement reconnue et sollicitée pour la création de dispositifs pédagogiques, mais aussi de projets d’éducation populaire auxquels elle m’associe. Son empathie naturelle envers des habitants de toutes origines confondues en fait une figure incontournable de son quartier et au-delà. Son énergie ne se limitant pas exclusivement à l’éducation, elle encourage et soutient les jeunes créateurs en organisant concerts et expositions fréquentées par un large public. Les créations artistiques présentées aux fenêtres des résidents font école au-delà du quartier. En parallèle, elle initie « La tente des glaneurs » en partenariat avec les commerçants du marché. La ligne directrice de son investissement est invariablement de fédérer les habitants de ce quartier populaire en les rendant acteurs de leur devenir. Je peux témoigner de parcours édifiants de femmes, de jeunes qui ont reproduit dans le sillage de Salima des initiatives initiatiques du même ordre rendant soluble le déterminisme social…
Lorsque sa santé se dégrade, Salima quitte une maison trop grande pour un appartement dans un quartier bourgeois de la ville. Je crains alors pour elle l’isolement, mais, très vite, en lui rendant visite après son installation, je constate avec soulagement qu’un cercle amical se constitue naturellement autour d’elle. Du jeune voisin étudiant à qui elle offre bols de soupe en échange de parts de pizzas, à la dame du dessous qui s’enquiert chaque jour de ses besoins en courses, aux voisins d’autres étages qu’elle invite à partager couscous, chorba ou pâtisseries reçues d’Algérie, pays qu’ils découvrent par elle gommant des idées toutes faites !
Avec le temps ma famille est devenue la sienne et, réciproquement, bonheurs et soucis trouvent toujours un écho chez l’une ou l’autre sœur de cœur. Aussi, lorsque le lendemain de son arrivée, Mona m’annonce en pleurs le décès de sa maman survenu dans la nuit, je suis totalement anéantie… Durant les jours qui suivent, il m’est absolument impossible d’écrire deux phrases cohérentes. Il ne se passe pas de jours sans que je ne me surprenne à tenter de lui envoyer textos ou images… À présent après le chagrin est venue la tristesse. Je continue de m’adresser à celle qui a été longtemps mon double. Je sais pour avoir vécu d’autres deuils qu’avec le temps, le vide sera peu à peu moins douloureux. Je visiterai les souvenirs avec une lucide sérénité et continuerai d’avancer avec mes proches, fidèle à ce qui nous unissait.
Comme a dit le poète : « Tu n’es plus là où tu étais, mais tu es partout où je suis ! » C’est tout à fait ce que je ressens…