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Grains de sel
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Blog créé par l'Association pour l'autobiographie (APA) pour accueillir les contributions au jour le jour de vos vécus, de vos expériences et de vos découvertes culturelles.
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30 juillet 2025

Tranche de vie : le Curcuma

Christina Schwab

Dimanche 27 juillet 2025, je fabrique mes gélules de curcuma pour la dernière fois.

 

Tout a commencé en 2005, vingt ans déjà ? Après avoir terminé une série de tableaux, Jean-Paul se voit, assez brutalement, condamné à une semi-immobilité. Les radiographies de son dos prédisent le fauteuil roulant dans moins de quatre ans et son épaule, entre-temps, déclare forfait. Qu’à cela ne tienne, décrète-t-il, je vais me mettre à l’ordinateur — qu’il n’a jamais utilisé de sa vie — et réaliser des images graphiques. En moins de six mois, il apprend à maîtriser Windows, Word, LibreOffice et Photoshop, avant de se spécialiser sur Linux et de devenir un adepte de Gimp. Pendant les quatre années suivantes, il apprend la programmation, les lignes de commande, puis ambitionne de créer des micro-distributions afin de rendre l’accès à l’informatique accessible aux plus démunis. Las, il se rend vite compte que, dans notre monde, les démunis en question préfèrent mourir de faim plutôt que de ne pas posséder le dernier jouet informatique à la mode. Exit les velléités de sobriété. Pour ceux qui s’inquiéteraient, on ne parle plus, à ce stade, de fauteuil roulant… et toujours pas aujourd’hui !

 

Jean-Paul arrive gentiment au terme de son périple informatique (qui se révélera incroyablement utile par la suite quand il s’agira de me dépanner), lorsque, par un heureux concours de circonstances j’apprends que le curcuma, étant un anti-inflammatoire puissant, il pourrait l’aider pourvu que s’y ajoutât du poivre noir à des fins de métabolisation démultipliée. On nous donne une bonne adresse pour s’en procurer. Seulement voilà… il y a vingt ans, les 60 gélules pleines coûtent 40 euros non remboursables. Un véritable scandale. Comme toujours dans ces cas-là, je décide de « faire même », autrement dit moi-même. Un saut à la pharmacie plus tard, je commande des gélules vides (fichtre, tout de même 34 euros les 1000 pièces !), puis à la boutique asiatique de la ville voisine, je me procure la poudre de curcuma (5,60 euros les 400 g) en provenance directe des Indes.

Petite vérification préalable pour être bien sûre qu’il n’y a pas été rajouté de colorant : une giclée de détergent au savon de Marseille et tout devient rouge vif, puis quelques gouttes de vinaigre. S’il retrouve aussitôt sa couleur d’origine, c’est du bon (sinon c’est du frelaté). Ce n’est encore jamais arrivé.

Et c’est parti ! Assise à la table de la cuisine, après m’être protégée comme il se doit avec des gants en latex, je mets la poudre de curcuma dans une assiette à soupe, ajoute la bonne quantité de poivre noir, et je remplis mes gélules à la main, une à une à raison de 200 pièces par soirée.

Jean-Paul commence le « traitement » et très vite le bénéfice est là. De nouveau il peut bouger son épaule, de nouveau il peut peindre. Un vrai miracle ! Que, bien sûr, notre médecin traitant constate. Dès lors, il souhaite offrir la même chose à ses patients. À moi de lui fournir quelques échantillons gratuits, ces derniers passeront commande après, si ça fonctionne pour eux. Je suis tout à fait d’accord, mais… pas question que j’y passe mes nuits. Surtout que, pour contrer les prix exorbitants de l’industrie pharmaceutique (David, Goliath, cela vous parle ?), je travaille à prix quasi coûtant (20 euros les 240 gélules, inchangé depuis 20 ans).

Ainsi, nous passons à la vitesse supérieure. Je déniche un fournisseur chinois (ben voyons !) et les gélules passent de 34 euros les mille à 56 dollars les 10 000 (gélatine alimentaire), puis à 250 dollars, port compris, les 30 000. Dans un premier temps, je me procure (en Chine toujours) un petit plateau permettant de remplir 200 gélules en une seule fois, mais, rapidement, il me faut opter pour le plateau de 400 pièces. C’est ce que j’utilise encore aujourd’hui. Le bouche-à-oreille via toubib fonctionne on ne peut mieux. Très vite je rends service à pas mal de monde. Les gens apprécient de ne pas être systématiquement escroqués, je rembourse mes achats avec une petite plus-value, tout le monde est content. J’ai souvent de belles retombées. Lorsque l’on peut soulager ses contents-pour-rien de leurs maux, peu sont avares de remerciements. Les canaux empruntés pour parvenir jusqu’à moi sont souvent inattendus. D’autant que je ne fais jamais de pub. Il y a celui qui a entendu parler de moi via notre médecin, bien sûr, mais aussi celui qui a entendu parler de mes « petites pilules magiques » par le voisin de la cousine de la petite nièce de sa belle-mère. Celui qui raconte que, grâce à moi, il a pu se remettre à travailler… ça en jette, hein ? Je sens bien qu’il s’est battu longtemps pour aller mieux, qu’il est passé par tous les rebouteux de sa région, en vain, et que c’est là sa dernière chance. Certains laissent tomber, soit parce qu’ils sont guéris, soit parce que ça ne fonctionne pas pour eux. Certains continuent à en prendre parce que misse docteur a dit qu’ils le doivent, mais ils ne sauraient pas dire si c’est ça qui leur permet d’aller mieux ou pas. D’autres encore essaient, puis tentent de s’en passer, et… reviennent.

Ces dernières années, j’ai rempli entre 23 000 et 32 000 gélules par an. Lorsque je n’en ai plus, bien sûr, j’en recommande. La société qui me les vend, via Hong Kong, est située à 500 km de Shanghai. Rien que cela me fait rêver. Mes gélules traversent la mer de Chine, échappant de peu aux pirates, puis aux porte-avions américains, bravent tous les dangers avant d’aboutir, trois semaines plus tard, dans la boîte aux lettres de mon petit patelin suisse, 4 500 habitants à l’année. C’est Jessica Li qui s’occupe de moi chez Capsul&Co et je l’imagine sans peine dans son bureau au 125e étage de la tour Nord d’un quartier de Wenzhou, province du Zhejiang, 3 039 439 millions d’habitants. Elle s’inquiète (à juste titre) de ma santé et je lui raconte, en passant, à quel point les gélules qu’elle me vend et que je remplis, désenflamment les articulations de nombreuses personnes qui lui sont donc, indirectement, très reconnaissantes. Je n’ose pas, évidemment, lui demander des nouvelles de son Président, ni comment se passe la vie dans une dictature. Même si j’en meurs d’envie. Cela pourrait lui nuire. Parfois, elle tente de me convaincre de lui acheter une machine à quelques milliers de dollars (le yuan n’a pas encore remplacé le $$, mais cela ne saurait tarder), qui remplirait mon quota de gélules annuel en quelques minutes, mais je suis obligée de la décevoir. Nous ne sommes pas assez nombreux.

Désormais je suis bien organisée. Je commence par préparer la cuisine, si possible la veille. Enlever tout ce qui n’est pas lavable (les chaises), j’organise le chariot, les plateaux, tous les ustensiles nécessaires. Je n’ai pas oublié de télécharger un livre audio palpitant qui me distraira tout au long de la journée, puis je me mets au boulot à 8 h, vêtue pour la circonstance ; vieille chemise, vieux pantalon, gants, masque et charlotte sur les cheveux. Au fil des ans, j’ai constaté que la substance est si volatile qu’elle s’immisce partout, aussi bien dans les narines que dans les poumons si je néglige de porter un masque. Normalement, quand tout va bien, je remplis mon plateau en 20 minutes. Mais il vaut mieux en compter 30. Le matin, je remplis deux fois trois plateaux de 400 gélules qui vont me permettre de remplir 10 sachets de 240 gélules, la dose pour deux mois. À midi, nous allons déjeuner avec Jean-Paul au bistro d’en face, la cuisine étant inutilisable. L’après-midi rebelote pour 6 plateaux supplémentaires et je termine vers 16 heures. Il s’agit maintenant de tout lessiver ! Presque du sol au plafond. Tout y passe et on termine avec la bourgeoise… hop, dans la baignoire. Demain ce sera la lessive des draps !

Ainsi s’achève une belle aventure… Désormais je dois faire attention à mes poumons. Mais de toute façon, je ne suis pas fâchée de me mettre à la retraite, et je n’ai pas l’impression de laisser tomber mes clients, car au cours de ces vingt dernières années, les revendeurs sont devenus beaucoup plus raisonnables. On trouve désormais sur internet l’équivalent de mon offre pour à peine quelques euros de plus. Elle est pas belle la vie ?

 

Commentaires
C
Merci, Christina, je vais essayer.
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M
Sacré travail et ténacité ! Merci de nous faire partager votre expérience….
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W
magnifique travail merci et encore bravo
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