Ce pays, mon pays
Bernard M.
J’ai fait samedi dernier une longue promenade pour me purger de trop d’heures collées sur mon ordinateur. Je me suis enfin mis à l’organisation rationnelle de mes fichiers au sein de mes documents afin de préparer les sauvegardes que je veux en faire. Des sauvegardes qui seront chez moi, sur mon ordinateur et sur deux disques externes, je ne veux plus envoyer tout ça dans un cloud lointain et aux mains des GAFAM comme je le faisais jusque-là. Travail nécessaire, mais hautement fastidieux ! Je suis parti un peu en me forçant, simplement parce que je me disais qu’il fallait absolument bouger un peu après s’être abruti sur l’ordinateur, mais je pensais ne faire qu’un tout petit tour. Et puis finalement mes pas m’ont porté plus loin et je me suis baladé plus de deux heures.
J’ai marché le long d’une toute petite route sur laquelle les voitures sont extrêmement rares, elle n’est empruntée que par les gens qui possèdent une maison sur son parcours et il n’y en a pas beaucoup. Belle lumière de fin d’après-midi, les arbres dont les hautes branches frémissent sont toujours aussi somptueux même si je vois quelques feuilles qui tourbillonnent et tombent à mes pieds en passant sous les platanes qui bordent la route. Légère brise d’est. C’est la direction de l’Autan, mais je ne crois pas qu’on puisse appeler ça du vent d’Autan tant le ressenti n’a rien à voir. En face de moi, l’extrémité de la Montagne Noire, là où elle s’affaisse dans la plaine et, à ma droite, un peu plus loin, les collines du Lauragais.
Je me sentais bien, si bien, en short et chemise, car il fait doux et même chaud lorsqu’on est au soleil. Intense présence à l’instant et à mes sensations. Ils ne sont pas si nombreux ces moments où l’on se sent en vraie présence à soi et au monde.
Pensées fluctuantes, réminiscences…
Cette puissante impression que ce pays c’est mon pays…
Ça ne l’est pas vraiment pourtant. À part mes toutes premières années où je vivais à Toulouse et où je suis né, j’ai été toute ma vie jusqu’à la retraite, à l’exception d’une brève période au début des années 70, un pur parisien.
Je ne venais dans cette région que pour les vacances. Mes grands-parents paternels vivaient à Toulouse, mais ils étaient originaires du Sud tarnais, mon grand-père à une vingtaine de kilomètres d’ici, ma grand-mère un peu plus au nord, entre Castres et Albi. Lors de nos séjours chez eux, nous faisions des visites par ici, notamment pour aller voir mon arrière-grand-père ou les anciens métayers d’une propriété que mon grand-père avait longtemps conservée ou encore ma vieille cousine qui vivait dans un petit château 1900 qui domine le vieux village de Saint-Julia.
La vieille dame vivait essentiellement au rez-de-chaussée, dans sa cuisine attenante à sa chambre. Dans les premières années, elle ouvrait encore la grande salle à manger pour nous recevoir à dîner et le petit salon où nous allions prendre le café, mais, on ne se tenait jamais au grand salon. Au premier étage il y avait plusieurs grandes chambres, chacune avec sa salle de bains. Le second étage était un grand volume vide de même que le troisième. Puis on empruntait un escalier en colimaçon pour monter à la tour. Du sommet de celle-ci, la vue était magnifique, on dominait les toitures en tuile du village et ses rues tortueuses, on était à la hauteur du beau clocher peigne de l’église et au-delà, le regard portait sur l’ensemble du paysage environnant, les ondulations des collines lauragaises, les fermes dispersées entourées de leurs champs, la Montagne Noire et, plus loin, d’un côté le Sidobre et les Monts de Lacaune et de l’autre les Pyrénées. Elle n’avait plus de quoi entretenir correctement cette grande demeure et, peu à peu celle-ci se dégradait. Après son décès ses trois enfants l’ont mis en vente, il est resté plusieurs années sur le marché, pas facile à vendre ce genre de bien… Enfin un couple suisse d’artistes assez atypiques l’a acquis et s’y est installé, y a créé des chambres d’hôtes et une guinguette l’été. Il y organise des expositions et y produit des spectacles assez étranges convoquant des références gothiques, vampiristes, occultistes… Curieux devenir pour ce lieu, mais enfin, il vit et n’est pas tombé en ruines, ce qui est l’essentiel…
Je me demande pourquoi je me sens à ce point d’ici. Pourquoi ce pays, ces douces collines plutôt que, par exemple, la région d’Annecy où j’ai passé aussi de nombreuses vacances chez mes grands-parents maternels, pourquoi pas le massif des Bauges et un plus loin Saint-Gervais ou les Contamines d’où j’ai ascensionné bien des sommets au temps où je faisais de la montagne. Est-ce parce que c’est le côté du père plutôt que celui de la mère et que je me suis toujours senti plus proche de lui que de ma mère décédée il y a déjà fort longtemps et qui, quoique très aimante avec ses enfants, était une personnalité difficile ?
Bien que je me sente aussi profondément citoyen du monde, il est certain que je fais tout de même plus partie de cette partie de l’humanité qui a des meubles plutôt que de celle qui a des valises. (Je crois que c’est Edmonde Charles-Roux qui utilisait cette formule pour parler d’Isabelle Eberhardt dans le beau livre qu’elle lui a consacré, celle-ci bien sûr faisant absolument partie de la catégorie des personnes à valises.) Est-ce aussi que ce besoin d’appartenance à un lieu, les sentiments et les ressentis qui vont avec, s’exacerbent en vieillissant ? C’est bien possible.