Marcher
Hervé Massa
Je voudrais évoquer une journée très particulière de l’année 2003.
Pendant l’été, la canicule venait d’écraser le monde sous son poids, et juste avant l’automne, nous étions enfin délivrés !
Ce jour-là, j’ai pris mon vélo, je suis sorti de la ville de Paris, du côté du sud-est. Au hasard ! – Je ne savais pas ce que j’allais trouver dans ma course.
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Et là, après avoir traversé le village de Boissy-Saint-Léger, j’entre dans la forêt régionale du Gros-Bois, et quelle surprise ! J’avais sous les yeux un tableau de Corot ; la même harmonie, les mêmes vieux chênes, des vagues de hautes fougères tourbillonnaient dans un océan profond… Je sentais sous mes pas le goût du sable, si proche. Cette vision venait de très loin, et pourtant, elle était si proche de mon cœur, pleine d’une humanité sauvage, d’une musique familière. Comment ai-je pu rester si loin de cette présence ? Me demandais-je ? Les années de mon enfance me sont alors revenues, en foule brusque… Cette forêt semblait m’attendre, rien que pour me délivrer ce message, venu du plus loin de ma jeunesse, lorsque ma mère me faisait connaître les joies de marcher dans les sentiers de Corse, son pays à elle. La Corse, mais aussi l’ile d’Elbe, et un peu plus loin, l’Italie, Rome, Naples, Herculanum. Pendant les neuf premières années de ma vie, c’est là, dans ces lieux que dansait mon cœur, que chantait chacun de mes pas. Cette jubilation coulait de source, je coïncidais avec elle.
Ces dernières années, j’avais tout oublié de cette vision, et voici qu’une petite forêt d’Île-de-France me faisait le même effet ! J’étais sous le coup d’une révélation ! Derrière la forêt du Gros-Bois, j’allais bientôt découvrir la forêt Domaniale Notre-Dame. Un lieu des commencements. Une forêt imposante, poétique, mystérieuse, harmonieuse, à laquelle pendant plusieurs années, je reviens sans cesse tellement elle m’enchante, installée dans une grande plaine sableuse, ponctuée d’arbres remarquables. Un des chemins porte le nom du poète des fables, Jean de la Fontaine, preuve qu’il aimait fréquenter ces lieux. C’est pour moi un signe. Ici, comme en Corse, en Italie, je le sens vivement, les grandes sources de la civilisation, de la culture méditerranéenne ou parisienne, ne sont jamais loin de la forêt, de la montagne, de la mer, elles en sont même l’expression, les fruits les plus évidents. Notre monde technocratique semble vouloir les séparer ; et il semble, en plus, vouloir nous en séparer, nous plongeant dans un grand système anonyme où nous devenons étrangers à tout et à nous-mêmes. Notre humanité en souffre cruellement. La marche en forêt me semble dire un grand « Non ! » à ce mouvement brut et général vers la grande nuit anonyme, totalitaire, du tout – technique, industriel, dépourvu d’âme, de sens, de nom, d’identité, de poésie, déjà dénoncé par tous les grands poètes du XIXe siècle : Nerval, Baudelaire, Vigny, etc.
Marcher c’est ainsi une façon de nommer le monde, pour ne pas l’abandonner, pour l’embrasser de nos deux bras et ne pas le lâcher, pour l’aimer.
J’aimerais alors vous expliquer que la marche, la randonnée, dans les champs et les forêts, par les collines et les vallées, est juste une forme de résistance qui répond pleinement, de face, aux projets, aux pressions de coercition de notre société. (Elle aimerait bien que nous oubliions le cordon ombilical qui nous relie à la beauté du Monde) Les pas nous obligent par l’effort de mémoire, le monde est toujours un labyrinthe, à aller poser ici et là des symboles de notre passage (comme des pierres ou des poèmes).
Marcher est ainsi une forme d’amour pour le monde dont la beauté doit beaucoup aux millions d’années qui ont formé ces vallées, ces montagnes, ces forêts, ces rivières, et à tous les peuples qui ont respiré, aimé, chanté dans ces lieux. Nous recevons ainsi, par la marche, une part d’héritage qui nous rend plus vivants, plus joyeux, plus grands.
Si vous le voulez, venez me rejoindre en marche, en poésie et en résistance, et que vive la beauté du Monde !
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Le Manoir des Poètes | Hervé Massa