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Grains de sel
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Blog créé par l'Association pour l'autobiographie (APA) pour accueillir les contributions au jour le jour de vos vécus, de vos expériences et de vos découvertes culturelles.
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17 octobre 2025

Mon 17 octobre 1961

Paquito Schmidt

 

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© La Croix/ Loïc Sécheresse

Aujourd’hui 17 octobre 2025, je me souviens très précisément de ma soirée du 17 octobre 1961.

Ce soir là, il y a 64 ans, je vais au cinéma au Quartier latin avec Jean-Pierre, mon copain depuis la communale. Le Champo projette de vieux films et pour pas cher. Nous sommes dans le métro et discutons comme toujours, totalement indifférents à ce qui se passe autour de nous dans la rame.

Il y a quatre jours, j’ai eu 19 ans. Cela fait plusieurs mois que j’appartiens au réseau Jeune Résistance : je fais de la propagande pour inciter les jeunes à refuser de partir en Algérie, je transporte des documents pour le FLN algérien, etc.

Depuis un mois les Algériens sont contraints d’observer un couvre-feu strict décrété par le Préfet de Police, Maurice Papon.

Malgré ma participation à Jeune Résistance, cloisonnement oblige, je ne suis pas au courant des manifestations décidées par le FLN pour le 17 octobre au soir. J’apprendrai plus tard que plusieurs militants que je connais ont été mobilisés pour ces manifs, certains pour témoigner, d’autres, médecins, pour aider les éventuels blessés pendant les manifestations.

Donc, le soir du 17, je suis dans le métro, ligne 12 (à l’époque, Porte de La Chapelle – Porte de Versailles et appelée familièrement la Nord-Sud).

Quand le métro entre dans la station Concorde, première stupéfaction. Le quai est rempli d’Algériens, les bras en l’air ou sur la tête, face contre le mur, et de policiers, armés du bâton blanc traditionnel de la circulation, mais aussi du long bâton en bois appelés « bidule » et certains ont même des mitraillettes.

La rame s’arrête et des policiers armés de mitraillettes se précipitent à l’intérieur, en criant comme des forcenés et font descendre les Algériens. Les coups pleuvent sur ceux qui ne descendent pas assez vite.

Tout à coup un policier me regarde et apparemment se demande si je ne suis pas Algérien. Ce n’est pas la première fois qu’un tel scénario se produit. J’ai les cheveux très noirs et frisés et le teint mat. Jean-Pierre se place entre le policier et moi. Quelques secondes passent et le policier se décide à redescendre sans dire un mot. La rame repart.

Deuxième stupéfaction : les discussions entre les passagers reprennent comme si rien de grave ne s’était passé sous leurs yeux !

Jusqu’à Solférino, la station suivante, le temps de trajet est long, puisque la station Chambre des députés (aujourd’hui Assemblée nationale) est fermée depuis des années.

Troisième stupéfaction : de dessous les sièges en bois de la ligne 12 (les rames datent de 1910) sortent un à un des enfants algériens qui s’y sont cachés quand les policiers sont entrés dans la rame. Ils sont apeurés et complètement perdus, leurs parents, en général leur père, ayant disparu. Ils ont entre 6 et 12 ans et ils ne parlent pas tous français. Nous arrivons à parler avec les plus grands et nous comprenons vite qu’ils ne savent pas lire, en revanche, ils savent compter. Nous décidons de les faire descendre à la station Sèvres-Babylone. Il nous semble que, sur la rive gauche, il ne doit pas y avoir de policiers, puisque, traditionnellement, les manifestations se passent sur les Grands-Boulevards, à la République, à la Bastille, à Nation.

Une fois sur le quai, nous leur expliquons comment ils peuvent retourner dans le nord de Paris sans prendre la 12, en leur donnant le nombre de stations à faire sur telle et telle ligne pour arriver à bon port. Peut-être sommes-nous naïfs, mais nous nous disons que des enfants seuls seront moins en danger qu’accompagnés par des adultes ! C’est probablement notre jeunesse qui nous fait voir les choses ainsi, et, une fois que nous sommes assurés qu’ils ont bien compris nos explications, nous reprenons notre route vers le Champo et allons voir notre film.

Le lendemain, la radio rend compte des manifestations de la nuit. Elle parle de 2 morts chez les Algériens et de policiers blessés. La presse d’opposition, quant à elle, est censurée.

Vers midi je me retrouve comme presque tous les jours au local des Étudiants Communistes, place Paul Painlevé, juste face à la Sorbonne. La discussion sur les événements de la veille va bon train et les rumeurs qui semblent les plus folles circulent : il n’y aurait pas deux morts, mais des dizaines de morts côté algérien. Quand arrive au local le photographe Elie Kagan.

Nous le connaissons bien, car il est de toutes les manifestations, avec ses appareils autour du cou. C’est un photographe indépendant, plus âgé d’une quinzaine d’années et qui a vécu caché pendant la guerre. Par rapport à nous, jeunots, c’est presque un vétéran.

Sans un mot, visiblement ému, il nous demande de nous taire et de regarder ce qu’il a à nous montrer. Il tire de ses poches des dizaines de planches-contacts de la manifestation, de la station Concorde… Et Elie de nous expliquer qu’il a pris des photos toute la nuit, mais qu’au matin, devant passer le pont Saint-Michel gardé par la police, il a jeté ses pellicules par-dessus le parapet sur un tas de sable sur le quai de peur de se les voir confisquer. Il est retourné les chercher quelques heures plus tard et en a tiré les planches-contacts que nous avons sous les yeux. Nous sommes bouleversés devant ces photos et nous comprenons vite que la nuit a été plus terrible que ce qu’en rapportent la propagande officielle et les quotidiens, à l’exception des journaux censurés : Le Monde, L’Humanité ou Libération.

Enfin Elie, sans en avoir de photos, dit que des Algériens ont été jetés dans la Seine par la police. Nous sommes quand même sceptiques, mais pas pour longtemps, car, malgré la censure, l’information sera confirmée dans les jours qui suivent par le FLN, mais aussi par des avocats, des journalistes et des professeurs d’université.

Mon 17 octobre 1961 se terminera quelques jours plus tard quand, au 2e étage du 64 rue Gay Lussac, je monte la garde devant l’entrée de l’appartement de Roger Godement, professeur de Mathématiques à l’université des Sciences de Paris : il a été condamné à mort par l’OAS pour avoir, au lendemain du 17 octobre, commencé son cours en rendant hommage aux Algériens tués la veille dans les rues de Paris.

 

Internet

 

Commentaires
B
C'est de ce jour que date le premier éveil de ma conscience politique. J'étais en 6eme et je me revois discuter avec mes copains dans la cour du lycée. Puis quelque temps plus tard ce fut Charonne et la grande manif qui avait suivi et qui fut ma première manif. Avant les manif pour le Vietnam, le CVN puis les comités d'action lycéens...
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C
Merci pour ce rappel. Que dire d'autre ???
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K
Merci pour ce souvenir terrible de la mort de dizaines d’Algériens tués le 17 octobre 1961 par la police française sous les ordres du honteux Papon. Chaque année se tient à Grenoble une commémoration de cette tuerie, discours officiels puis petite marche jusqu’à l’Isere et jet de fleurs dans l’eau et re-discours. Pour la 1ere fois je n’y suis pas allée. Je n’ai pas supporté qu’on mêle à ce massacre d’algériens dont on parle 1 fois par an le massacre de Palestiniens dont on parle tous les jours. Pour moi c’était un manque de respect envers les Algériens.
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