Maison vidée, Maison-récit
Sylvie Azéma-Prolonge
/image%2F1169248%2F20251104%2Fob_2d68d8_20251105gds-mots-sazeprol-maison-videe.jpg)
Je vais perdre (j’ai perdu) une maison que je n’ai jamais su habiter
Que j’ai mal habité
Que j’ai eu du mal à habiter
D’où j’ai fui
Où je suis revenue
Et repartie
Revenue repartie
Je la laisse aux bons soins d’une jeune femme
Keziban Kirkit
Qui saura
J’espère
La réparer
S’entrechoquent mes souvenirs et mes pensées
Raclant les fonds de tiroirs et de mémoires
Refermer vite les trappes
Pour les ouvrir ailleurs
Dans la patience et la distance
Déménager déplacer
Que va-t-on toucher ?
Jeter
Arracher
Laisser encore pour plus tard
Dénicher
Devenir des choses pour les autres
Des choses étrangères
Se détacher
Ne plus se retourner
Ne plus y retourner
S’en aller
Un an après la mort de ma mère
La maison se vend
Se laisse faire
N’a pas son mot à dire
Muselée
Vaincue
Ne s’est jamais battue pour mieux
Ou si maladroitement que c’est resté sans effet
Déjà décrite dans un de mes récits
Avec des choses que je pouvais quitter
Sans états d’âme
Ces mêmes choses qui me reviennent
Des choses-boomerang
Incroyable le détour pris pour revenir
Au moins le tour de taille de la planète
Ça a fait comme une boucle
Un coup sur la nuque
Comme pour les lapins dépecés
Dans le garage
***
/image%2F1169248%2F20251104%2Fob_2f4e97_20251105gds-mots-sazeprol-maison-videe.jpg)
Les papiers se perdent
Découpés un jour
Restent des années dans une réserve
Attendent qu’on leur emboite le pas
Dans des boîtes des tiroirs des sacs
Sont observés dans des tris fastidieux
Menus divers faits
Jaunis
Couleurs dépassées
Chances abolies
Respirations rapides remontées en surface
Du cousin d’Amérique
De la petite cousine car moi j’étais la grande
De la tante petite sœur de la mère
De l’oncle d’Amérique parti un jour là-bas
D’autres demi-cousines (double mariage de la grand-mère)
Des copines de fac
Perdues de vue
Des noms qui en disent plus ou moins long
Surtout de tout ce tas de tout cet encombrement
Les petits mots maternels sur les bouts de papier
Grand chant des notes prises en écoutant Jacques Chancel
L’écriture cartonnée arrachée formulée rapide fleurs de peau
Comment les jeter elles qui ont tant macéré dans l’espoir de survie
Envolées inscrites sur le papier de marbre
Murmurées dans les recoins de la cuisine
Petites flammes
Messages instantanés avant la lettre
Envoyés pêle-mêle
Éclatement volubile
Abcès percés
Dispersion des colères et des chagrins
Petites fuites en avant
Respirations forcenées
Si elles étaient rangées au propre d’un carnet
Moins de charme
Moins de folie
Laissées dans le désordre elles sont libres, mouvantes, émouvantes
Certaines se perdront dans l’horreur de la poubelle et de l’oubli
D’autres sauvées mais à quel prix de patients tris
Un jour ou l’autre
Jaunissement et puis envol de poussières
À la énième ouverture
Paroles-surprises à donner à la fille qui écrit là-haut dans sa chambre
Dans l’enfance fermée à double tour
Ne plus descendre l’escalier
Passer par la fenêtre
Petite à petite
Rejoindre l’éparpillement des papiers déjà dispersés, déjà déchirés en mille morceaux, guenilles imprimées, tracts inassouvis
Leur donner encore la force de s’envoler
Trouver des kilomètres encore
Des voyages
En Grèce ou ailleurs
Des accompagnements au bout du monde
Loin des montagnes au vert sombre
Fait-il sombre dans les tiroirs ?
Nouvelles aérations inspirations nouvelles
Pansements des choses anciennes
Mémoire aide-soignante
***
Est-ce pour cela que je suis partie ? Pour ne plus voir ce qu’il y avait dans la cuisine, posé sur une table de camping, un garde à manger qui ressemblait à un petit clapier.
Partout traînaient des papiers libres, pense-bête éclatés, notes inscrites sur des cartons d’emballage, bouts de journaux découpés, certains déchirés, proverbes, dictons, rendez-vous sur France Inter, almanachs de toutes les années et pas seulement de celle en cours, pompiers, facteur, éboueurs, images de magazines, factures oubliées, chéquiers finis et abandonnés, feuilles de paye du travailleur, des tiroirs bondés, surchargés de tickets, billets, de train, de cinéma, des nœuds de ficelles, des réclames d’affaires à ne pas manquer, des invitations à donner son sang où on n’est pas allé, une bouilloire cabossée, un carré de lino sous la chaise du père parce que c’est là que le plancher de la cuisine s’use le plus, une vaisselle bringuebalée jusqu’à minuit.
La lumière du néon est froide et forte et écrase le contenu bouleversé de la pièce. Un sablier représentant une cigogne alsacienne restera toujours là, au-dessus du frigidaire. La pendule du mur avance, mais moins que le réveil qui ira dans la chambre, le soir. Le chauffe-eau crisse de sa flamme bleue jamais éteinte. Le four allumé à vide sert de chauffage d’appoint. La poignée de la porte trop souvent secouée de coups de colère paternelle tient par l’opération du Saint-Esprit. La peinture du chambranle s’est écaillée et la main non avertie peut écoper des échardes. Un jour, je suis restée enfermée dans la cuisine. La serrure sous le choc d’une énième fermeture brutale et menaçante s’est coincée.
Que faire de cette maison ? La solution la plus sage est la plus raisonnable pour des gens sages et raisonnables, c’est de dire eh bien tu la mettras en vente dans l’état où elle est, en tant que propriétaire tu payeras seulement des impôts locaux. Elle sera à bas prix compte tenu de l’état et tu laisseras faire les agences immobilières qui voudront bien prendre en charge les démarches. A priori c’est la solution la plus facile, celle qui ne demandera pas d’effort pour l’entretien, celle qui la laissera abîmée presque en taudis parfois, je ne sais pas si c’est le terme exact, elle ne demandera pas des investissements financiers, la rénovation la réfection coûteraient effectivement très cher, cela vaut-il la peine de mettre de l’argent dans ce type de projet ? Sans doute non, je pourrais rester bien tranquille ailleurs. D’autre part je ne sais pas si j’ai la santé de faire autrement, si j’ai le courage de réparer le fil des ans.
Pourrais-je aussi m’opposer à cette force qui m’a sortie de cette même maison à l’âge de mes études universitaires, qui a fait que j’ai pris des voies plus normales, qui fait que j’aie pu m’y sentir parfois étrangère, surtout au temps où vivait mon père. Cette force qui a fait que j’ai mieux fait que mes parents, par exemple…
Sans doute il ne fallait pas lire le Musée de l’innocence de l’écrivain turc Ohran Pamuk. C’était hier en écoutant une émission de France Culture sur lui tout en arpentant le jardin de la maison que j’ai acquise dans mon foyer conjugal, une maison dont l’entretien n’a rien à voir avec ma maison natale. J’ai noté l’incroyable attachement aux objets qui ont été récupérés pour en faire un musée de la femme aimée. Je me demande s’il est possible de faire de ma maison natale quelque chose de ce genre, un musée personnel où chaque trace de mon enfance, de mon adolescence serait revisitée, ce serait la plus belle des réparations que de réparer les serrures des poignées de porte, réparer des volets, une baignoire en sabot, des lavabos, des WC, des planchers, des plafonds, des marches d’escalier, des réduits, une chambre dite sauvage tout est dit dans ce terme inventé par ma mère quand elle avait relégué dans cette pièce ma grand-mère et mon grand-père maternels qui ne parlaient pas un mot de français. Cela pourrait être le titre : La Chambre Sauvage.