À contre-courant : le bon sens, c’est à contresens - La situation aurait-elle du bon ?
Alice Bséréni
Au risque de choquer, j’ose le dire, je le proclame, je me réjouis du confinement, du couvre-feu et des limitations diverses à nos déplacements : Montmartre est enfin délivré de ses 25 000 visiteurs par jour ! Depuis le début de la pandémie, les cieux conservent une sorte de sérénité, dispensés du vrombissement des avions qui survolent la ville, en infraction avec une interdiction séculaire, libérés de drones inquisiteurs, et dans le ciel comme dans nos rues, on se retrouve enfin entre montmartrois, et on se reconnait. Oubliés les défilés compacts de chenilles processionnaires, les boutiques de souvenirs « made in China, in Taïwan ouIndonesia », tours Eiffel de pacotille, Sacré-Cœur d’artifice, faux bonnets basques, sacs à effigie de Paris ou Tee-shirts « I Love Paris » teints par les enfants dans des ateliers insalubres cancérigènes à l’autre bout du monde… Disparus l’encombrement des trottoirs, l’arrogance de hordes de visiteurs qui ne lancent même pas de cacahuètes aux animaux de zoo que nous sommes devenus. Envolés les appareils photo qui mitraillent sans rien voir, des perches qui balancent au-dessus de nos têtes. Résorbées les queues au bas du funiculaire pour rejoindre son domicile chargés de courses. Les rues se sont faites fluides, je n’ai plus besoin de jouer des coudes et parfois des poings jusqu’au métro Anvers, la distanciation sanitaire est ici une mesure de salubrité publique. Nous nous croisons enfin entre voisins, visages et silhouettes familières soudain identifiables, malgré le masque généralisé, chiens, landaus, caddys et enfants déambulent au calme dans les rues assagies. Les étals commerçants sont accessibles aux files d’attente patientes sur les trottoirs. La circulation est devenue fluide, voire inexistante, comme si le quartier était revenu à une vocation piétonnière depuis longtemps révolue.
Un point noir cependant, les rideaux baissés des bistros, des restos, terrasses vides livrées aux caprices du vent, de la pluie ou d’un soleil timide, comme autant de « dents creuses » dans le paysage urbain. Elles ont gangréné le quartier, gagné partout sur la chaussée, ourlées de balustrades de matériaux divers, les palettes de bois de récupération ont fait place à des installations plus sophistiquées, les couleurs appliquées dans la hâte du déconfinement ont cédé depuis à des installations élaborées, estrades en paliers accrochées aux rues pentues. Mais les plantes et feuillages de l’été qui ont donné au quartier un verni écolo éphémère sont maintenant flétris, ne restent que les estrades vides et les terrasses désertées négociées par la ville malgré la grogne des riverains. Maintes protestations dénoncent régulièrement nuisances sonores et occupations abusives, sans vergogne ni sanctions, de l’espace public par les restaurateurs sans scrupules. Si le dispositif restreint l’usage de la voiture, privée de la plupart de places de stationnement, il rétrécit aussi de beaucoup celui des piétons. Ceci au profit d’une convivialité mercantile qui délègue à l’espace public des loisirs à caractère commercial : quand disposerons-nous de bancs et d’espaces conviviaux favorisant les rencontres à titre gracieux ?
Autre point noir, de taille celui-ci : la fermeture prolongée du Studio 28, notre cinéma de quartier. La toute première salle d’art et d’essai ouverte dans Paris dans les années 20, innovante en bien des domaines1, n’a pas dérogé à sa vocation première. On aime sa programmation de cinq films par jour, ses avant-premières du mardi soir qui débordent souvent dans la semaine, la salle chaleureuse décorée par Cocteau dont les lustres surannés s’avancent depuis les murs au-dessus des fauteuils. On aime se retrouver entre voisins dans la salle du bar ou dans la salle familière, sorte de cocon ouaté qui favorise la connivence d’une grande tribu avide de culture, de rêve, de divertissement. L’ambiance s’y fait rieuse, enthousiaste, agitée parfois, captivée, complice, critique, amusée, à chaque avant-première présentée par ses acteurs ou le gérant. Les téléfilms, documentaires ou DVD qui occupent le temps mort de nos soirées se font lassants, anesthésiants, débilitants, nous sommes orphelins de notre cinéma.
Les restaurants restent clos, ils veulent résister pourtant. Nombre de tables sont reconverties en étals de produits frais qu’écoulent les productions des fournisseurs. Ainsi, nous pouvons nous achalander en fruits et légumes frais du terroir, en préparations culinaires maison, en spécialités abordables, en recettes d’antan pleines d’imagination aux saveurs surprenantes. De nombreux points de vente offrent soudain un choix végétarien au quartier médusé. « Au bout du champ », une enseigne nouvelle en pleine expansion est livrée chaque jour par les agriculteurs de la région, les produits distribués dans la foulée assurent fraicheur et qualité, dispensés d’intermédiaires parasites et autres spéculateurs. Les vendeurs, jeunes pour la plupart, ajoutent un sourire et une gentillesse qui n’ont rien de commercial pour une connivence amicale avec une clientèle conquise. Quel repos !
C’est tout nouveau, un étal de poissonnerie a fait son apparition sur un rebord de trottoir et une boutique éphémère de la rue des Trois Frères. Il écoule chaque semaine les produits de sa pêche au large de Granville, fruits de mer et poissons d’une fraicheur inhabituelle, qui plus est à des prix abordables par des budgets frileux. Sans doute ont-ils été poussés par les facéties du Brexit en croisant au large des îles Chausey, et la défection des restaurateurs locaux. Le champ d’activité se rétrécit, le champ d’action s’élargit. Un paradoxe à mettre aux pertes et profits d’une situation inédite, insolite, qui pousse à des initiatives locales, vitales, salutaires. Sont-elles destinées à se pérenniser ? On aimerait le croire, on s’accoutume vite à une qualité de vie dont nous sommes privés par trop de dispositifs prédateurs.
Autre surprise gourmande dans le quartier, les chocolats de Madagascar, délicieuses friandises de fin d’année. Elles sont hébergées elles aussi en boutique éphémère, composées de chocolat malgache finement fourré, un délice ! Sourires, gentillesse et convivialité assurés de surcroit, promesses de liens au long cours tant la qualité de l’accueil et des produits emporte l’adhésion. Autre étonnement, réjouissant lui aussi, un matin de fin décembre où, attrapant un taxi à cinq heures du matin, un merle s’égosillait en pleine nuit, conquérant, aussi fort qu’à la saison des amours. Les oiseaux se seraient déstressés, eux aussi, sous l’effet d’une qualité de silence insolite dans la ville…
Ces bouquets de métamorphoses restituent aux Montmartrois une qualité de vie, une convivialité, une intimité depuis longtemps révolues. J’aime à nouveau mon quartier, je le retrouve, les voisins, les amis, nous nous reconnaissons, nous vieillissons ensemble, complices de tant de fêtes, de partages, de facéties, de pieds de nez à trop de rationalité, de raisons mercantiles et de dépossessions. D’autres nous ont rejoints depuis peu, surpris et enchantés par l’accueil convivial, une qualité de vie ailleurs inconnue dans Paris. Je vibre et je revis au diapason d’une mémoire qui semble renaître de cendres amoncelées sur l’autel mercantile d’un consumérisme exacerbé dédié au « Tout Tourisme ». Le projet de se mettre à écrire la mémoire du quartier, par ceux-là même qui y vivent, prend un sens, une urgence, une résonnance supplémentaire, un caractère vital et nécessaire, avant que la logique économiste reprenne les rennes d’une croissance d’artifice qui se fait rouleau compresseur de valeurs et de joies simples.
Curieuses mutations que nous imposent la pandémie et son virus. En infligeant repli sur soi, confinement, isolement, vie au ralenti, ils délivrent et révèlent une qualité de vie oubliée, ouvrent des champs de possibles à explorer. Cette façon d’être au monde et aux autres, dispensée de tant de parasites, de prédateurs, de tumeurs malignes à caractère commercial et technocratique, j’aimerais ne pas avoir à y renoncer avec les normalisations promises par les milieux financiers qui vampirisent le monde. Quand les décideurs se mettront-ils enfin à l’écoute d’une sagesse et d’une modération nécessaire à la survie des quartiers, de la ville, et, par delà des frontières, à la marche du monde ? Qand tireront-ils enfin les leçons d’une situation d’exception qui met à jour les aberrations d’un développement mortifère ? On peut en douter, et craindre qu’une fois les pages de cette pandémie refermées sur ses ravages et sur ses avancées insolites, on reparte vers de nouvelles folies consuméristes et les mirages d’une croissance effrénée. Pour le plus grand malheur de la planète.
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1Le Studio 28 a été la première salle à introduire les cartes d’abonnement, elle se consacre à la promotion du cinéma depuis 1928.
