Mémoire labyrinthique
Nadine P.
À Sylvette
« … je pensais aussi que nous avions besoin de fantaisie dans ce monde en noir et blanc… Je rêvais de clowns, de tournées théâtrales, de magie, de couleurs et de bulles de savon s’envolant légèrement dans un monde fraternel… »
Je pense que notre amie Sylvette* ne m’en voudrait pas d’emprunter ses mots et de les utiliser comme parallèle osé entre deux périodes printanières, celle de 1968 et celle actuelle qui n’ont rien à voir entre elles au demeurant, mais qui, jonglant avec une pensée et des écrits, se croisent pour dire une envie, un besoin urgent, un désir viscéral de liberté, de spectacles vivants, de légèreté et de rencontres.
Comment en suis-je arrivée là ?
Tout est parti de la lecture d’un passage du livre « Les Filles de mai ».
En fait, non, ça n’a pas commencé comme ça.
Tout est parti d’une odeur.
Il y a quelques jours, non loin de moi, deux jeunes gens dressent leurs motos au milieu de la route, mustangs imaginaires pour un rodéo bien sonore, bien visible. Besaces en bandoulière, modèle classique et repérable pour leur trafic. Mais ce n’est pas ça qui m’interpelle, la scène est hélas ! banale dans le quartier où je travaille.
Ce qui met mes sens aux aguets c’est l’odeur, celle de leur pétrolette !
Renvoyée des décennies en arrière du temps où le casque n’était pas obligatoire, c’est dire, je file dans la campagne sur ma « 49,9 ». Nom provenant du moteur à deux-temps de 49,9 cm³. Il m’a fallu réviser pour le savoir. Accompagnée de cette émanation caractéristique, j’y suis. Ce n’est pas MA madeleine, mais l’une d’entre elles. Peut-être moins poétique, évidemment moins littéraire, mais entraînant son lot de souvenirs clairs. Il est tard, dérogation en poche j’attends le bus pour rentrer chez moi, mais je ne suis tout à coup que là, sur ces routes peu fréquentées de l’époque, fonçant avec mon engin ou en en ayant l’impression, stoppant à l’envi, à l’orée des bois, au bord de la rivière ou devant les cimetières, lieux où j’ai tant appris du silence, du temps, des familles et de la poésie.
J’y suis.
Esprit vagabond, mon cheminement motorisé me ramène sur ces mêmes petites voies de campagne, mais cette fois-ci aux côtés de ma sœur, circulant de front avec notre bicyclette comme le faisaient les jeunes « loustics » il y a un instant, la comparaison s’arrêtant là.
Chantant à tue-tête, riant, inventant des histoires pour rejoindre le village dont notre maison était éloignée. Image immortalisée, chute dans un fossé d’orties, bras cassé en… mai 1968 !
Le labyrinthe de mes pensées trouve son fil d’Ariane.
J’étais jeune en ce printemps. Mon maître d’école était le seul du canton à ne pas faire grève. Il avait parcouru quelques jours plus tard, les deux kilomètres qui nous séparaient du village pour expliquer à ma mère que je devais revenir en classe malgré mon bras dans le plâtre. Toutes ses brebis présentes, son honneur serait sauf ! Que nenni, ma mère refusa. Hélas, je ne saurai jamais si cette décision fut acte pratique, lui éviter de m’emmener à l’école, car je ne pourrais y aller seule, ou politique. Elle ne se souvient plus du tout désormais de ce morceau de vie. Dans le tri de ce qui reste ancré, chacun garde les perles qui lui sont chères.
Le lendemain mon regard se pose sur « Les Filles de mai », réédition reçue il y a peu et posée encore là, tout près, sur ma table de bois rouge. Le livre s’ouvre seul, au hasard, sur une page où Sylvette témoigne. « C’est la mémoire des livres », m’avait dit un jeune enfant de six ans en atelier il y a longtemps. Il avait bien raison.
« … je pensais aussi que nous avions besoin de fantaisie dans ce monde en noir et blanc… »
Elle m’invite à refermer la boucle.
Je sors du labyrinthe hélas, sans elle.
* Sylvette Dupuy, écrivaine, apaïste, animatrice d’atelier d’écriture. (décédée en 2016)
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