Cent-mille
Bernard M.
À l’occasion du franchissement des 100 000 morts du Covid en France (chiffre en vérité sans doute atteint plusieurs jours auparavant) Le Monde a réalisé une première page assez spectaculaire. Derrière le titre sur l’hécatombe apparaît une frise chronologique depuis mars 2020, faite d’une accumulation de points rouges, chacun représentant un mort, bande rouge continue ou points dispersés sur le fond blanc. La couleur évolue selon les périodes de l’épidémie, la première vague des morts d’avril, l’accalmie de l’été, la reprise intense de novembre et le persistant haut niveau des décès depuis. Pour que, derrière le chiffre global, impressionnant, mais forcément abstrait, on n’oublie pas qu’il y a des individus. Et dix pages du journal sont entièrement consacrées au sujet. Je n’ai pas tout lu, mais suffisamment tout de même pour me sentir plombé par les évocations des divers aspects de la catastrophe. On sait tout ça bien sûr, on baigne tous les jours dans les infos sur le sujet, mais s’en reprendre une couche sous forme d’une synthèse comme celle-ci est assez déprimant. Sans doute serait-il bon d’ailleurs pour le moral d’être un peu moins accro à la lecture du journal, un peu plus attentif aux fleurs printanières dans le jardin, un peu plus emporté par l’énergie joyeuse de la jeune classe, un peu plus immergé dans leurs jeux et dans leurs babils…
Car, depuis samedi dernier, nos Parisiens ont débarqué. Les parents sont le plus souvent plongés dans un télétravail particulièrement envahissant, surtout pour mon fils qui s’y met dès neuf heures du matin et jusqu’à six heures du soir. Il a totalement investi mon bureau où je ne mets quasi plus les pieds pour ne pas déranger ses continuelles téléconférences avec son équipe, avec ses clients ou prospects, avec des jeunes avec lesquels il s’entretient dans la perspective d’effectuer un nouveau recrutement. Sa petite boîte semble marcher, mais on le sent pourtant soucieux, nombre de ses projets sont impactés par la crise, certains clients se retirent ou remettent à plus tard.
J’ai installé mon ordi sur une petite table du salon sur laquelle j’écris ce billet tandis que ma belle-fille, dans la même pièce, est en conférence avec ses partenaires taïwanais.
Certes ils sont mieux ici que chez eux, dans leur petit appartement parisien, avec crèche et école fermée. Autant dire qu’ils ne pourraient quasiment pas travailler.
C’est bien le télétravail, mais ça crée une ambiance étrange. Ils sont là et en même temps ils ne sont pas vraiment là, ils passent puis disparaissent, chacun dans sa bulle.
Il fait un temps superbe, quoique frais. Tout à l’heure après le déjeuner et après la sieste, nous les laisserons et monterons les enfants au lac avec pelles et seaux, nous mettrons les pieds dans l’eau fraîche, nous contemplerons les dégradés de verts sur les pentes de la montagne, au-dessus de nous.
Nous ne sommes pas malades. Samedi prochain j’aurai ma première injection et D. aura la sienne quelques jours plusieurs tard.
Mais de quoi pourrions-nous nous plaindre ?
Mais il n’empêche, les cent-mille sont là, ils pèsent sur nous, ils pèsent sur eux, comme une sorte d’énorme nuage en surimpression qui stagne en permanence dans le beau ciel bleu…
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