Scènes de vie
Nadine P.
Goûter aux instants éphémères, écrire. Écrire dans le bus, dans la rue, s’imprégner de scènes pour se nourrir, pour mieux entrevoir qui je suis dans ce monde agité. Écrire pour retenir, éloigner avec carnet et crayon l’indifférence et le repli. Écrire pour les traces conservées qui aiguisent ma façon de voir et de regarder, d’entendre et de cheminer, d’apprendre. Images saisies qui ébauchent des morceaux de vies entrevues, peut-être un peu de la mienne.
Il est 7 heures :
Le soleil frappe tout à coup l’immeuble en face de chez moi. Une personne guettait ce moment précis. Je la vois de loin astiquer ses vitres vigoureusement, ne pas laisser de traces.
8 heures :
Un homme bien mis monte dans le bus.
Veste en cuir, écharpe de lainage croisée sur un buste fier, pantalon moutarde, chaussures cirées sur le devant, de bonne facture.
Un homme, deux arrêts plus loin, monte dans le bus.
Baskets fatiguées, pantalon épuisé, même veste que le premier, mais élimée, tachée.
Les deux hommes descendent au même endroit.
L’un court, l’autre pas.
Il est 7 heures, lendemain :
Rubrique radiophonique sportive. La journaliste cite Simone de Beauvoir au cœur d’une chronique sur le rugby. La journée commence bien.
9 heures :
Un jeune curé en soutane traverse rapidement le boulevard sur une trottinette.
Au feu, j’en oublie de démarrer.
11 heures :
De nombreux panneaux d’interdiction de stationner sont dressés sur un long trottoir avec au-dessus une affichette « COVID ». Si seulement il/elle passait sa route !
Fin d’après-midi :
Un homme assis sur un scooter semble attendre quelque chose, quelqu’un. Immobile, assis sur son engin, il lit un roman.
Une jeune fille, même quartier, même heure. En tenue de chantier, sortant sans doute du travail, elle marche d’un pas alerte droit devant elle. Il est presque 18 h, ses pas l’entraînent devant la boîte à livres où elle fait son choix calmement.
Il est 8 heures, lendemain, jour férié :
Un homme sous un abribus. Je le vois depuis ma fenêtre se pencher et j’imagine ce qui va suivre. Il baisse son masque et, ravi, allume le mégot trouvé par terre. Rien n’est dit sur ces gestes barrières !
L’homme se rassied. C’est le 1er mai, aucun bus ne passe.
Après-midi ensoleillé, bord du lac :
Cycliste au repos, son vélo est couché près de lui, je ne distingue pas le dessus de son corps enfoui totalement dans les herbes hautes.
Il n’a pas de trou au côté droit.
Un couple d’amoureux s’enlace sous un cerisier.
L’espoir renaît.
Même lieu, mon carnet se remplit :
Des coureurs à pied filent sans autre but que de dépasser leur record affiché à leur bras. Robots reliés à leur performance, ils ne voient pas le héron cendré qui les observe.
Retour, 18 h 45 :
Des chiffons en tas près de la gare, sous les guenilles, des pauvres hères.
Sûrement pas la scène que je préfère.
Bibliographie :
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George Perec, Espèce d’espace, © Galilée, 2000
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Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien © Bourgois, 2020
