Rencontre
Marie-Françoise Després-Lemarchand
Nous sortons de l’abbaye ensemble. J’ai déjà remarqué sa silhouette un peu cassée, le bâton qui soutient sa marche, les cheveux gris ramenés en chignon incertain, le regard clair quand elle m’a tenu la porte après les vêpres hier. Le pas est lent. Après la psalmodie des moines, les pauses silencieuses, le chant des oiseaux qui s’invitent dans les intervalles, il n’y a aucun lieu de se hâter. L’intense chaleur de ces deux derniers jours s’est évaporée. Les arbres dans le ciel voilé semblent encore plus grands, les bois alentour de l’abbaye plus bruissants et plus denses. Il y a en ce frais midi un parfum ancestral d’écorces humides et de mousse ; j’ai remis le K-way, la vieille dame une ample veste bleue qu’on aurait presque envie de nommer « houppelande » ! J’ose un sourire sous le masque, quelques mots… juste partager la joie d’être ici ; la vieille dame me sourit aussi.
L’espace qui relie l’abbaye à sa maison, nous parlons doucement - de ces étranges méandres qui, comme elle, m’ont ramené dans l’orbe doux des monastères, « à la source » me dit-elle dans un sourire. Nous avons les mêmes images pour évoquer ce retour après mille dédales obscurs (« rattrapée par la peau du dos… », « … vilain petit canard… », c’est peut-être le lieu qui nourrit ainsi la métaphore animalière!) Pans de vie loin du terreau d’enfance, de la terre aussi (Rennes, Paris… les années universitaires, pétries de culture structuralo-marxiste, les temps mêlés d’exaltation et de déréliction…) tout cela, en quelques mots, passe entre nous sous le vent gris dans l’allée déserte. C’est l’heure du déjeuner, des moines rassemblés au réfectoire sans doute, nous parlons encore. Elle me dit qu’elle a choisi de vieillir près de l’abbaye dont le souffle irrigue sa maison proche. Des images de béguinage, de Max Jacob et de Huysmans me traversent… Elle regrette la disparition du breton, elle a grandi dans un monde bilingue qu’un jacobinisme effréné est venu piétiner ; elle connaît, bien sûr, Mona Ozouf. Je sens que je suis là au cœur d’une rencontre précieuse, inopinée où les mots ricochent, font mouche… Nous longeons la prairie en évoquant la vie du monastère. Je lui dis mon émotion devant les vieux moines en fauteuil roulant, et celui décharné, trébuchant, secoué de dyskinésies, les mains péniblement entr’ouvertes pour la prière, l’intensité du Notre Père… Elle comprend tout de suite, me dit : « Ah oui ! si belle présence… le Christ souffrant… »
Nous approchons doucement de sa maison. L’heure de mon rendez-vous à la crêperie (car Landévennec est aussi le lieu d’une unique et sublime crêperie !) est largement dépassée ; un peu de lumière semble vouloir filtrer à travers la brume. Je vais continuer ma route, descendre la rue du village. J’ôte mon masque pour dire au revoir ; la vieille dame me demande mon prénom, rit : nous avons le même ! (je manque de gaffer en lui disant que, effectivement, pas si courant de nos jours, voire complètement démodé…) ; elle ajoute qu’il ne faudra pas m’étonner, que souvent elle ne reconnaît pas les gens, elle dit aussi dans un sourire : « Je suis sûre pourtant que nous nous reverrons… » Je la quitte avec cette jolie promesse qui laisse tout l’espace ouvert.
En écrivant cela un peu après, je me souviens encore qu’elle a parlé de ses amis presque tous au cimetière désormais. Le lieu du revoir reste ainsi flou, léger. Je la croiserai effectivement à la boutique monastique deux jours après sans que nous échangions autre chose qu’un sourire, et c’est bien ainsi, jusqu’à une prochaine fois ou pas. Mon mari m’attendait à la crêperie, pas trop furieux de mon retard, quoiqu’ affamé ! L’heure était au choix de la crêpe (lard champignons ? andouille pommes ?)… bon – d’ailleurs comment raconter ? Juste quelques mots, haïku à peine !, sur un coin de papier griffonnés :
« Houle des arbres. La vieille dame et le moine qui tremble. Gris lumineux d’un jour sauvé ».
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Wikipédia | Abbaye Saint-Guénolé de Landévennec