Vieillir, si la vieillesse n’est pas un naufrage
Bernard M.
J’ai regardé hier en replay sur France 5 l’entretien entre François Busnel et Edgar Morin. À quelques semaines de son centième anniversaire, Morin impressionne. Si son expression m’a paru un peu laborieuse au début, très vite il s’est animé et c’était merveille. Comme si la sollicitation intellectuelle de l’entretien le réveillait, remettait sa pensée, ses mots, ses gestes en marche. On sentait à mesure qu’il parlait combien revenait en lui une forme d’enthousiasme, d’exaltation, traduite la vivacité des gestes de ses mains, la mobilité de son visage, l’éclat de ses sourires. « Je reste animé par les forces de vie » disait-il et c’était manifeste. Il fallait l’entendre et le voir évoquer le merveilleux du spectacle de la vie, ses curiosités intactes, son espérance en l’avenir, malgré des perspectives sociétales et environnementales dont il sait, sans illusion, qu’elles sont très inquiétantes. Il fallait l’entendre évoquer son travail qui le tient en éveil et ses lectures. Ainsi venait-il d’achever L’Adolescent de Dostoïevski, un de ses auteurs fétiches. Quelle merveille de voir une si belle vieillesse.
Ce qui ramène mes pensées vers mon père dont je perçois au contraire la rapide dégradation, le naufrage en cours… Je l’ai beaucoup vu pendant mon dernier séjour parisien, j’ai beaucoup discuté avec L. la jeune femme qui s’occupe de lui de façon de plus en plus permanente. Le but était aussi d’évaluer les conditions pour l’accueillir correctement chez nous cet été, pendant les vacances bien méritées de L. Peut-il encore voyager ? Et chez nous, quelles aides faudra-t-il mettre en place pendant son séjour ?
Il est totalement accaparé par une fatigue immense et permanente. Il dort beaucoup. Il rêve aussi beaucoup. Et parfois il se perd entre le rêve et la réalité, croit que sa femme, ses parents sont toujours là. Et surtout, et ça c’est nouveau, il a beaucoup de mal à communiquer, les mots ne lui viennent plus, il a quelque chose à dire, il tente, il tente encore, la bouche s’ouvre, rien ne sort, son visage trahit son dépit, son impuissance, il renonce et c’est poignant…
Il est resté en très bonne forme intellectuelle et physique jusqu’à un âge avancé. Beau souvenir d’un voyage effectué ensemble dans le delta du Saloum au Sénégal, son dernier grand voyage un peu sportif avec Terres d’Aventure, des marches nombreuses (certes sans dénivelés), de longues heures de navigation en pirogue, les bivouacs inconfortables. À 87 ans il était l’ancêtre et un peu la mascotte du groupe. Il a pris la parole lors de conférences et écrit des articles juridiques jusqu’au-delà de 90 ans. Puis il a commencé à décliner en en étant très conscient. Il s’en est plaint à son médecin qui lui a dit : « Oh, vous savez, c’est simplement votre âge qui vous rattrape ». Puis la dégradation s’est accentuée progressivement et très nettement cette dernière année. Et là, oui, on en est à ce que sûrement il convient d’appeler un naufrage.
Je me sens triste pour lui. Mais j’ai aussi d’inévitables questionnements. Et qu’en sera-t-il de nous, et qu’en sera-t-il de moi ? De moi, qui suis pour l’heure dans ma récente et encore tonique septantaine, qu’en sera-t-il dans dix ans, dans vingt ans. Dix ans c’est si vite passé ! Faudrait-il, si se manifestait les signes du naufrage, faire le choix de partir de soi-même comme l’avait fait, par exemple, Mireille Jospin ? Mais, si cela se présentait, saurais-je en avoir le courage ?
Oui, la belle vieillesse d’Edgar Morin fait rêver…
Internet
-
Wikipédia | Edgar Morin
-
Philosciences | Edgar Morin et la complexité
