Un gros chagrin d'été
Alice Bséréni
Hier mon petit chien est mort. Fauché par une voiture au cours d’une course panique. De son collier elle s’était échappée, terrassée par les peurs qui ont précipité sa fuite. Une fuite éperdue sur les pavés de la butte. Impossible de l’intercepter, impossible de l’attraper. Par les rues elle s’est engouffrée, les voitures, les passants qui ne voyaient pas la silhouette folle leur filer dans les jambes. C’est aux flancs des buttes Chaumont que pour elle la course s’est arrêtée. C’est là que la vie l’a quittée sous les roues d’un taxi. Un coup violent sur le museau. Ou la gifle du pare-chocs. Le petit corps meurtri a été déposé à une clinique vétérinaire proche par un témoin contrit. On la cherchait depuis 12 h 30. Tout le quartier s’y était mis, les voisins, les amis, le caniparc, la nouvelle s’était vite propagée. Une voix aux accents slaves m’a alertée au cours de l’atelier : Allo ! Vous cherchez votre chien ? … Je n’ai pas une bonne nouvelle pour vous… J’ai failli défaillir, sous moi le sol s’est dérobé, un grand vide bourdonnant m’a embrumé la tête.
J’ai pu caresser une dernière fois le petit corps rétracté par le choc, déjà rigide, mais encore tiède. Ma petite Fripouille gisait ensanglantée dans un grand sac de plastique blanc, son linceul avant la crémation. A-t-elle beaucoup souffert, Docteur ? Un haussement d’épaules, un regard gêné, ou peut-être pudique, comment répondre à une telle question ? La voix douce et chantante a tenté d’alléger ma détresse. Demain elle ne sera plus que flammes et cendres, le jeune chien qui vient de partager ma vie plus de deux mois durant.
C’est en bien triste état que je l’avais trouvée dans une ferme tourangelle au cours d’une halte gourmande sur la route des vacances. J’en étais repartie avec quelques buches de chèvre et la jeune chienne extirpée d’un chenil survolté. Je m’étais approchée, dubitative. Vous ne voudriez pas un chien ? La petite jaune, là, elle n’est pas bonne pour la chasse, on n’aimerait pas la donner à la SPA… L’argument a frappé. Le chenil est un asile de circonstance pour des bêtes promises aux taches de la ruralité, peu propices aux câlins qu’on ne peut distribuer qu’au compte-gouttes. Les chèvres sont soignées ici avec passion pour le bon fromage qu’elles donnent, peu farouches, coutumières des visites qui ne manquent aucune traite, les chiens sont appréciés pour les services qu’ils rendent à la ferme. La jeune chienne d’à peine un an pousse comme elle peut entre les pattes velues et les abois brouillons de compagnons hirsutes, exacerbés par les orages de la nuit. La fermière est clémente, affectueuse, soucieuse du sort de l’animal, pas de soins superflus, d’autres taches harassantes accaparent le plus clair de son temps.
La petite chienne s’était précipitée, échappée de sa cage comme un pantin surgi hors de sa boite. Bientôt elle sera blottie dans mes bras, étonnée, surprise par mes caresses sur la tête élégante, bientôt elle reposera attachée sur la banquette arrière, me sondant d’un regard aussi blond et velouté que son pelage fauve clair. Nous prenons la route d’une aventure impromptue vers la côte saintongeaise, la mer, les plages et les dunes, les forêts de pins, les relents aigres et iodés des marais et des claires où verdissent les huitres, la course des chalands vers les viviers ou les vases de la Seudre, la complainte des mouettes et la houle changeante, les rouleaux d’une mer agitée ou la quiétude d’une anse abritée, l’abri de la forêt chantante agitée de symphonies étranges engendrées par le vent et les branches des pins, ses senteurs d’Hélichryse, d’humus et de résine, de champignons aussi tant la pluie s’est invitée dans un paysage habituellement aride propice aux résineux, aux chênes verts, robiniers et genets, aux sainfoins, chardons et aux pompons fragiles. Il sera bientôt temps de remplacer le bouquet d’immortelles de l’été précédent, duveteux et terni, de couper les fleurs des marais dont le bleu pâle violine tiendra jusqu’à l’été suivant. C’est le pays de mon enfance.
J’en retrouvais enfin le goût et les senteurs depuis longtemps perdus, heureuse d’en sillonner les rivages et l’arrière-pays. Nos ballades nous porteront chaque jour par les marais jusqu’aux daims parqués tout près de la maison, peu farouches, coutumiers de visites, de pain sec, de photos, puis cueillir les prunes acidulées des haies et les premières mûres, ramasser les blettes maritimes pour de succulents gratins, confectionner les confitures de fruits sauvages, visiter les chiens du voisinage. Elle jouera follement avec Lascar, le chien de mes cousins, et leur copain Looping, les chiens font vite connaissance, et leurs maitres aussi, ceux-là joyeux lurons de bonne compagnie dont nous partagerons vite le café du matin, les tartes et les plâtrées de moules et de frites. La jeune chienne sillonnera les plages de courses effrénées, frisera quelques vagues, l’eau est restée bien froide cette année pour oser la baignade, à peine réchauffée par un été pluvieux, chiffon, grognon. Cela dispense au moins des corvées d’arrosage dans le grand jardin de mes cousins, paradis des oiseaux, des hérissons nourris de croquettes la nuit, des chats qui se chamaillent, ce petit paradis trembladais m’est confié pour une longue escapade en Islande. À la fin du séjour, nous aurons adopté la même couleur dorée sous les caresses chiches d’un soleil lunatique.
Plusieurs fois la jeune chienne aura changé de nom. De « Rustine » à « Coquine » en passant par « Câline », elle répondra enfin au nom plus narquois de Fripouille, et surtout à ma voix, ainsi qu’au sobriquet « PdC – TdM » : « Pot de Colle - Tête de Mule », sorte de QR code inventé pour elle tout exprès. Je devais contenir les avances fougueuses avides de câlins, de jeux, de facéties, de chapardages, de grignotages, dents acérées et ongles pointus cherchant de quoi mâchouiller et gratter. Il faut bien que jeunesse se passe, malheur à ce qui traîne ! La perspective de la ville pour elle n’était pas sans m’angoisser.
Nous avions répété pourtant les scénarios d’une garde alternée avec Laéticia, ma voisine, pendant mes ateliers. Jamais on ne saura ce qui de son collier l’a arrachée. La course de cette courte vie s’est arrêtée brutalement à plusieurs encablures de la butte Montmartre. Fripouille « la papouille » aura été heureuse plus de deux mois durant. Je ne verrai plus le petit animal frétiller en se jetant sur moi, frénétique, Fripouille ! Pas sauter ! Je ne verrai plus dans ses yeux le désespoir de fin du monde dès que je tirais sur moi la porte pour quelques courses, Je reviens ma Fripouille ! Pas bouger, je reviens… Je ne calmerai plus les battements débridés d’une queue électrique à chacun de mes retours. Je ne sentirai plus le petit corps dodu se caler contre moi, avide de câlins, gourmande de papouilles. Je ne sentirai plus le poil lisse et soyeux qui avait retrouvé le lustre et la brillance d’une chienne soignée, je ne palperai plus le ventre velouté offert à mes caresses, insatiable et confiant, sa façon à elle de se donner à moi et quémander mon affection. Je ne sentirai plus les léchouilles du matin dès qu’elle me sentait frémir au sortir du sommeil. Je ne m’amuserai plus des trémoussements d’un arrière-train fier de lui sur les pattes fines et musclées. Elle semblait rassurée, apaisée.
L’appartement soudain vide, silence et immobilité. Déserté. Ma solitude encore et ma stupeur. Hébétée.
Et je revois soudain le corps inerte de ma belle Qodsi, berger de Canaan au pelage couleur sable, ramenée elle de Palestine quelque vingt ans auparavant. Je la revois encore tout juste après l’expire d’une euthanasie imposée par le grand âge. Deux ans après, je commençais tout juste à m’en remettre. Deux chiennes inverse l’une de l’autre autant qu’une photo et son négatif. L’une a partagé dix-huit ans de ma vie, l’autre un peu plus de deux mois. L’une distante et réservée, farouche défenseure de sa maîtresse, drapée dans une dignité héritée d’Anubis dont elle était l’effigie méditative et attentive. L’autre exubérante et mutine, confiante et exaltée, coquette et frémissante, avide et insatiable, de câlins, d’attentions, de gamelles bien pleines et d’autres gourmandises. Elle avait tout à apprendre, elle apprenait très vite, elle voulait tant me faire plaisir et mériter mon affection…
Je venais de retrouver le goût du rire et du sourire, celui du jeu, la joie de vivre, une sensualité trop longtemps effacée. Que ne puis-je rembobiner l’horrible film de cette tragédie, en effacer la pellicule, me réveiller de ce cauchemar ! Il me reste deux cicatrices sur la jambe des traces de sa fougue, stigmates qui s’effacent avec le temps, les pleurs, les peurs, le remords. Un immense chagrin. Ces mots sur le papier jetés pour déjouer ma peine, tenter de gommer mes obsessions. Et lui redonner vie.
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Wikipédia | Chien de Canaan