Le lycée
Francine Lechevretel
J’ai découvert le lycée de Coutances un dimanche de septembre 1963, jour de la rentrée des internes. Mon père m’accompagnait au volant de sa vieille Peugeot 203. Intimidé, il s’est vite éclipsé, une fois mes bagages déposés devant la grille du lycée. D’emblée, j’ai été frappée par l’imposant bâtiment, aux arêtes et frontons en pierres de taille, qui m’acceptait comme élève. J’ai appris peu après qu’il avait été détruit lors du Débarquement de 1944 et reconstruit à l’identique.
Sur indication du concierge, j’empruntai le chemin de ronde. Tout au bout setrouvait le groupe féminin qui venait d’être ajouté au lycée de garçons dans la foulée de la reconstruction d’après-guerre. Il était immense avec ses six étages dont cinq accueillaient les dortoirs des nombreuses internes, de la sixième à la terminale. J’étais assez fière de découvrir l’importance de ces locaux, bâtis spécialement pour nous, les filles. C’est dans l’un de ces dortoirs que j’allais m’installer. Je m’attendais à des rangées de lits dans un espace sans fin, mais j’ai découvert, ravie, qu’il était constitué de boxes à deux lits superposés avec lavabo, bidet, armoires et fermés par des rideaux assortis aux couvre-lits. Quel soin on prenait de notre confort ! J’ai senti une sorte de chaleur m’envahir. Après tout, peut-être que j’avais ma place ici, ce dont j’étais loin d’être sûre en franchissant les grilles du lycée. J’étais incapable de penser que mon dossier scolaire irréprochable me rendait légitime en ce lieu.
Je n’étais pas la seule à intégrer ce lycée — baby-boom oblige. Quatre classes de seconde M' furent constituées cette année-là, deux pour les garçons et deux pour les filles, soit près de cent cinquante élèves qui, tous issus des Cours Complémentaires n’avaient étudié ni latin ni seconde langue. En revanche, nous avions beaucoup travaillé les maths et les disciplines scientifiques et il était prévu que nous continuions dans cette voie jusqu’au bac Sciences Expérimentales. Le pays, en pleine expansion, avait besoin de scientifiques et de techniciens en grand nombre.
Je suis restée trois ans dans ce lycée et j’ai participé à toutes les veillées de Noël, tradition de l’établissement. J’ai encore une photo qui nous représente, mes amies et moi, exécutant une chorégraphie conçue sur une musique des Shadows. L’événement avait lieu dans le gymnase des filles. C’est pourquoi on aperçoit à l’arrière-plan du cliché, un panier de basket auquel sont fixés des ballons de baudruche, censés rendre le lieu festif.
Inutile de décrire notre trac dans la salle du foyer qui faisait office de coulisses. La photo a été prise juste au moment de notre entrée en scène, sur les premières mesures des Shadows. Tout le lycée nous regarde ! J’avance la première, je me sens pleinement responsable puisque je suis l’initiatrice de ce numéro. À mi-voix, je compte les temps. Je suis attentive à nos claquements de doigts : tout va bien, nous sommes synchrones… Les premières mesures passées, nous prenons vraiment possession de la scène et nous nous laissons habiter par le rythme impulsé par les guitares électriques. Nous ressentons vite l’intérêt du public lycéen pour ce que nous lui proposons. Nous sommes acceptées ! Nous n’en demandions pas plus : nous voulions participer à la fête et montrer que nous existions. Or, on nous regardait peu d’ordinaire. Venant de familles populaires, les M' n’échappaient pas au dédain des élèves des sections « nobles » et de leurs professeurs. Nous étions les sans-le-sou, les mal habillés, les sans-culture, ceux qui « n’avaient-pas-leur-place-ici ». Bref, des lycéens de seconde zone. La parade pour résister à ce mépris : être là, ne pas baisser la tête, travailler et nous serrer les coudes.
La ville de Coutances venait juste d’achever la reconstruction de son théâtre et une troupe de comédiens s’y produisait régulièrement. Tant qu’il s’agissait de pièces dont je connaissais le texte, comme Andromaque de Racine ou On ne badine pas avec l’amour de Musset, je sortais ravie de ces soirées théâtrales que je vivais comme un privilège. Un soir, la Comédie de l’Ouest proposa une pièce contemporaine que personne ne connaissait : Les Bâtisseurs d’empire de Boris Vian. Le sous-titre de la pièce, le Schmürz, n’apparaissait pas sur l’affiche ou alors je ne l’avais pas remarqué. J’ai été totalement désarçonnée par ce personnage du Schmürz, vautré sur scène du début à la fin de la pièce, déguenillé, muet et qui supportait toute la violence des autres personnages. Les dialogues frôlaient souvent l’absurde ; je me sentais perdue.
Je quittais le théâtre persuadée que je n’avais rien compris à la pièce. Normal ! Je n’avais aucune culture et je n’en aurai jamais ! Ceux qui me regardaient de haut avaient raison, je ne valais rien ! J’ai regagné le lycée sans un mot pour personne, en larmes, toute confiance en moi abolie. Le lendemain, je me suis aperçue que mes camarades étaient aussi déconcertées que moi, même Christine et Cécile qui étaient élèves en section classique et dont j’espérais les lumières. À mon grand étonnement, elles n’en avaient pas plus que moi ! Nous nous sommes donné rendez-vous sur un temps de pause à l’internat et, classiques et M' réunies, nous avons mis en commun nos impressions de spectatrices. Peu à peu, le Schmürz nous est apparu comme la mauvaise conscience des personnages et, pas à pas, nous avons fini par dégager l’importance symbolique de cet être étrange, véritable pilier de toute la pièce. Je respirai. L’étau qui s’était installé dans ma poitrine se desserra. Il y avait du sens et j’étais capable de me l’approprier.
J’aimais l’internat. Nous y vivions au quotidien toutes sections confondues. Dans une certaine mesure, le cloisonnement des classes s’y trouvait déconstruit. Les locaux étaient confortables, ils étaient dotés du chauffage central et de l’eau chaude — absents de la maison de mes parents. Nous disposions d’un foyer autogéré avec son téléviseur et d’une petite salle de lecture avec électrophone sur lequel nous écoutions, entre autres, les chansons de Barbara. Le jeudi après-midi, nous sortions librement en ville et rentrions chez nos parents chaque samedi. Le maquillage était interdit ; en revanche personne ne nous contestait le port du pantalon ou des chaussures à talons hauts. La discipline n’était pas draconienne et je la vivais plutôt comme une autodiscipline. L’essentiel de mon temps était dévolu à l’étude et j’étais loin des problèmes et difficultés de ma famille que j’oubliais complètement. Je me sentais le droit de ne penser qu’à moi, sitôt les grilles du lycée franchies.
Côté enseignement, rares étaient les professeurs volontaires pour enseigner dans les classes de section M'. Pour ceux qui étaient bien en place dans l’établissement, c’était hors de question, voire infamant. Alors, la mission était confiée aux jeunes professeurs récemment nommés, dont certains avaient dû chercher sur une carte de France le lieu de leur affectation ! C’était le cas de notre professeur de français rentrée d’Algérie depuis peu et de Mlle Rivière, notre enseignante préférée, fraîchement débarquée du Maroc où elle avait toujours vécu. Pédagogue remarquable, elle enseignait l’éducation physique et elle préférait les classes de M' qu’elle jugeait plus battantes. D’autres enseignants sans a priori nous estimaient : la jeune prof de physique chimie, toujours souriante et disponible ou bien M. Dauterive chargé de l’histoire et de la géographie. Les enseignants en titre du lycée le regardaient avec une certaine condescendance, car il n’était pas professeur à proprement parler ; militaire à la retraite, il faisait fonction d’enseignant. Nous adorions les histoires qu’il nous racontait autant que, lui, adorait nous les raconter. Son art du récit nous transportait dans un ailleurs qu’il regrettait d’avoir quitté et chaque narration était, pour lui comme pour nous, l’occasion d’une belle échappée hors de la grisaille du ciel et des jours… Il avait, en 1944-45, combattu dans la Deuxième Division blindée de Leclerc, mais l’Asie était le terreau de la majorité de ses récits. Il avait longtemps séjourné au Cambodge, parcouru en tous sens le continent asiatique et rencontré de nombreuses personnalités orientales. Il évoquait volontiers, avec une émotion non feinte, l’épouse du dictateur indonésien de l’époque, Mme Dewi Sukarno, à la sublime beauté…
La démocratisation de l’enseignement avançait à pas rapides et le cursus lycéen poursuivait sa mutation. Au cours de l’année de première, nous avons appris la suppression de la première partie du baccalauréat. En outre, au moment du passage en terminale, on a donné à certains M' qui se sentaient littéraires, la possibilité d’intégrer une terminale dite Philosophie II — la Philosophie I étant réservée aux sections classiques. Dans cette terminale conçue pour nous, les matières scientifiques restaient importantes, mais un rééquilibrage s’opérait au profit des lettres. Cet aménagement tombait à point nommé pour la littéraire que j’étais.
J’ai passé mon bac Philo en 1966. Cette année-là, les candidats devaient avoir la moyenne à l’écrit pour pouvoir se présenter à l’oral, au contraire de ce qui se passe aujourd’hui où l’oral sert de rattrapage. L’écrit avait lieu dans nos murs et l’oral au lycée de Saint-Lô. Je m’y suis rendue avec quelques camarades également admissibles et dont l’un d’eux avait emprunté la voiture de ses parents. À la fin de la journée, on nous a donné les résultats : tout notre petit groupe était admis ! M. Dauterive, sincèrement heureux du succès de ses poulains, nous a invités au Grand Balcon, le bar le plus agréable de la ville, pour fêter l’événement. Incrédules, nous l’avons entendu dire : « Garçon, champagne, s’il vous plaît ! Et bien frappé ! » Jamais encore je n’avais bu de champagne ; c’était délicieux !
Mes condisciples m’ont raccompagnée chez moi à une heure assez avancée. J’ai annoncé la nouvelle à mes parents qui ont fait entrer tout le groupe dans la cuisine pour arroser ça ! À ma grande stupéfaction, ils ont mis sur la table une bouteille de champagne achetée avant que les résultats ne soient connus. Pour eux, mon succès ne faisait aucun doute.
Dans ma famille, c’était la première fois qu’on débouchait une bouteille de champagne.
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