Un souvenir d’été
Catherine Bierling
La cour d’une ferme. Sonner et attendre. Un vieil homme arrive, s’étonne. D’où venons-nous ? De la fête contre l’installation d’un pylône dans ce minuscule village de la Drôme ?
Derrière lui, pesamment, arrive sa femme. Elle a teint ses cheveux noir corbeau. Mais tout son corps dit sa fatigue. La pièce est un joyeux foutoir. Des caisses de mirabelles s’entassent, fraîchement cueillies, un peu de quetsches aussi. C’est un samedi matin, ils sont d’humeur causeuse, pas vraiment pressés, curieux de ces étrangers que nous sommes et qui venons pour la Clairette bio, douceâtre comme un bonbon pétillant. Avant, je préférais les Champagnes brut de brut, mes papilles réclament à présent plus de douceur. La femme s’agite et s’affaire pour nous trouver six bouteilles différentes parmi les cartons épars. On voit qu’elle peine à marcher. Elle peine aussi un peu à calculer. Je dépose la somme exacte sur le comptoir. Nous goûtons aux mirabelles. Le vieil homme nous dit qu’en fait ils sont à la retraite ; lui a 80 ans bien sonnés. Une de ses filles a repris une partie des activités de la ferme, mais elle a aussi un boulot à la ville, pour survivre. Elle a essayé de garder les fruitiers, d’adhérer à la coopérative locale qui lui demandait des sommes astronomiques rien que pour cette adhésion. Elle a renoncé et il a fallu vendre des hectares de mirabelliers et de vigne. Tant bien que mal, les anciens demeurent et continuent à s’occuper un peu de la ferme. Madame dit « Je suis usée. » Toutes les articulations lui font mal, ainsi que quelques autres troubles intérieurs. Inopérable, a dit le chirurgien. « J’ai tellement travaillé, du matin au soir, sans jamais m’arrêter. »
« Je ne vais plus à la chasse », dit Monsieur. Je ne vais quand même pas laisser ma femme toute seule. Quand je l’ai connue, elle vivait à la ville et je lui ai dit que mon village était le plus beau lieu du monde. Elle m’a cru. Elle est venue. Mais la vie n’a pas été facile.
Ils sourient un peu, tous les deux, complices. Monsieur a un sens de l’humour, une philosophie de vie assez sereine. Tandis que Madame, à pas lourds, retourne à son foyer, Monsieur nous accompagne jusqu’à la voiture. Ce n’est pas notre première visite, mais il ne nous a pas reconnus. Je me souviens d’un troupeau de chèvres et qu’il nous avait proposé le plus sérieusement du monde de nous faire cadeau d’un cabri. Je demande où sont les chèvres. Vendu, le troupeau, mais il en a gardé trois ou quatre, un peu comme des animaux de compagnie. Elles le suivent et guettent les friandises qu’il a souvent dans ses poches pour elles. « Je ne peux pas vivre sans animaux », dit-il. Longtemps il a eu aussi des pigeons qui logeaient dans un pigeonnier, il aimait les voir aller et venir, libres dans le ciel. Mais ils avaient la mauvaise habitude de prendre leur bain dans la piscine des voisins qui n’appréciaient pas du tout ces visites intempestives. Alors, il a laissé tomber les pigeons et observe à présent les hirondelles qui elles aussi vont et viennent et ont leur nid dans l’étable des chèvres. Comme nous l’avons fait dans notre immeuble, il a même installé des nids de béton que les moineaux ne peuvent pas détruire à coups de bec. On parle des migrations difficiles des hirondelles, parfois prises dans des tempêtes tardives de printemps. Des martinets qui sont plus forts et résistent mieux. Des abeilles et des insectes qui ne trouvent plus guère d’endroits où nicher. Jo explique comment il a installé des « hôtels à insectes » dans des tiges creuses de bambous. Monsieur trouve l’idée très bonne, car il a constaté que certains de ses tuyaux étaient bouchés, et s’il leur procure des endroits où déposer leur progéniture, peut-être laisseront-ils ses tuyaux tranquilles ? À cause d’un début de diabète, son médecin lui a défendu toutes les douceurs sucrées. Mais il aime les abeilles et se souvient du goût du miel d’acacia qui était son préféré. Je dis mon penchant pour l’amertume du miel de châtaignier.
On pourrait rester encore longtemps ; son regard brille, il est heureux de parler de sa vie, de ce qu’il aime, de ce qu’il peut encore faire… mais la route nous appelle et nous devons prendre congé.
« Que Dieu vous garde ! » sont ses dernières paroles, tandis que nous faisons un signe d’adieu par la vitre avant de démarrer.
Un monde qui meurt doucement.
Un monde dont j’aimerais garder le souvenir.
