Un peu Verlaine, un peu Laforgue… « c’est la saison, c’est la saison… »
Marie-Françoise Despres-Lemarchand
On prend la route une ou deux fois par an, la petite route qui délaisse l’A 84 et sinue via bocage et hautes futaies. Ce matin, les bourrasques ont cessé, un clair-obscur nimbe la forêt où on venait, une fois l’été, pique-niquer avec « les fermiers » (déballage de paniers plantureux, andouille et pâtés que « la mère Madelaine », sourire édenté et chignon serré en résille, distribuait généreusement, ce qui faisait soupirer Maman des jours après : « Ah ! ils sont gentils ! mais c’est beaucoup trop copieux » !!!).
Bon — pas de panier ce matin, les mains vides et l’hypoglycémie menaçante, nous improvisons un sentier feuilles, mousses, fougères, chênes, rousseur d’un éternel et extatique automne ! Y glaner deux bouquets, pour elle et lui, allongés en deux tombes, séparées comme furent leur vie de tôt veuvage et hâtif remariage, où se noua une obscure histoire – d’exil, d’exode, de maison paternelle spoliée, obscure histoire, non déchiffrée encore, refermant peut-être à jamais ses secrets… – j’ai laissé les ultimes témoins rejoindre le cimetière eux aussi (et peut-être bizarrement suivi l’interdit paternel : « il y a des choses que je ne pourrai jamais vous dire… » ?) Mais l’heure n’est pas aux plongées abyssales, juste au fidèle rendez-vous des morts pacifiés dans ce minuscule village du Theil, de maudit quasi devenu familier. Point besoin d’attendre le crépuscule pour se faufiler entre les tombes et je crois bien que nulle photo des descendants ne serait désormais lardée de clous ensorcelés ! (« Mon pauvre Paul, c’est du passé, faut oublier ! » disait aussi la bonne « mère Madelaine » entre deux bouchées de pâté.)
La grille blanche du cimetière s’ouvre gentiment en plein jour désormais. De rares vivants sarclent parfois une allée. À chaque passage, de petits cailloux colorés viennent fleurir la tombe de notre grand-mère fantasque et du jeune grand-père décédé de tuberculose en… juillet 1914 ! Leur nom doré brille encore sur la pierre. Dans l’église miraculeusement ouverte, j’allume rituellement deux bougies, improvise un cantique dont ma grand-mère, meilleure chanteuse que moi, ne manquerait pas sans doute de relever les fausses notes ! Sur un mur de la nef, plâtre un peu écaillé, la municipalité a eu la généreuse idée d’aligner les plaques tombales des tombes qui ont été « relevées » — j’y retrouve une probable arrière-grand-mère, y puise l’inspiration pour les noms de nos futurs lapins (« Zénobie, Sosthène… », de l’allure non ?!) Une halte au café du coin s’imposerait, mais il y a bien longtemps que tout café a disparu ici et des façades dépareillées attestent à peine la présence, il y a bien longtemps, de quelque mercier-épicier…
« Et ça ne te déprime pas ?! »
« Eh bien non ! Pas du tout ! Si, la mort du village, un peu… Mais ces rendez-vous avec les morts, j’aime bien en fait ! »
Non, ce n’est pas une dangereuse nécrophile qui vous parle ! Juste une parmi… venue de… destinée à…, étayée, irriguée par ce petit voyage rituel.
Le jour file, on reprend la route, campagne d’automne dans la lumière déjà oblique, cœur chantant, douce présence des ancêtres en moi…
