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Grains de sel
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Blog créé par l'Association pour l'autobiographie (APA) pour accueillir les contributions au jour le jour de vos vécus, de vos expériences et de vos découvertes culturelles.
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3 février 2023

Portrait

 Marie-Françoise Després-Lemarchand

 logo_nos_aieuxSur la carte d’identité retrouvée dans un vieux portefeuille : « Louise, Alice, née Marie, veuve Lemarchand, épouse Lemonnier, yeux : noirs, teint : foncé ». Deux prénoms (et elle avait choisi de se faire appeler Alice qu’elle trouvait plus seyante que Louise), trois noms de famille, un teint sombre quand on donne plutôt par ici dans le roux rose et blanc… ça commence mal pour une grand-mère normande !

L’envie d’ailleurs d’inaugurer ce billet par quelque chose comme : « dans la famille… je demande la grand-mère indigne » ! ce qui n’est peut-être pas, tout compte fait, la meilleure manière de lui rendre hommage !

Mais quoi ? Mélange incongru de tensions familiales et de délicieuses gâteries grand-maternelles (bulles enchantées des « Vittel délice », petits-beurre craquants, crème au caramel, poulet riz au gras des dimanches rituels !)… Saveurs, couleurs, odeurs — encaustique et détergent du petit appartement qui donne sur le boulevard. L’espace est minuscule, mais choyé. Rideaux épais, couleurs chatoyantes des lourds rideaux « à figues », recréant un univers plus cossu, plus touffu que le nôtre — probable mémoire d’une époque plus faste, quelque chose comme une aisance passée…

Elle est celle qui aime les belles choses, dépense large, les Normands diraient « fait danser l’anse du panier » ! D’ailleurs elle a un beau panier, solide, élégant, tressé d’osier verni vert et blanc dans lequel elle porte son linge à la blanchisserie de notre petite ville qu’elle est seule de notre famille à fréquenter ! Elle n’économise pas, a sans doute dilapidé une bonne part de l’héritage. Lors d’une dramaturgie bien rodée, notre père, son fils adoré, éclate en reproches mystérieux : « Avec tout ce que tu m’as fait subir ! »… elle proteste avec véhémence, agite les bras, invoque le Ciel !

Oui, nous avons une grand-mère dispendieuse, excessive, théâtrale, le double négatif de notre grand-mère maternelle, dévouée et vertueuse qui se sacrifia après son veuvage pour élever dignement ses quatre enfants.

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Veuve elle aussi, toute jeune, 18 ans, pas tout à fait de guerre (grand-père mort d’infection pulmonaire un mois avant la déclaration de la Grande Guerre). Sur la photo de mariage, elle penche la tête, avec un rien de coquinerie et langueur, me semble-t-il, vers lui, Paul, qui va mourir quelques mois plus tard sans connaître son fils à qui elle donnera son prénom. Elle se remarie cinq ans après, à la réprobation de son entourage — décidément, impossible à caser dans l’échiquier vertueux ! Ah oui ! aimant les hommes sans doute… Notre père y faisait allusion parfois, lors de leurs disputes récurrentes et homériques. L’œil vif, brun, et des œillades çà et là, même dans la vieillesse dès que passait un homme bien fait… Éprise de danse aussi : « J’adorais danser ! Ah ! la valse ! ah oui, j’en ai dansé ! » Et, octogénaire quasi, esquissant deux pas de valse au risque d’essoufflement et vertige…

Danse et dépense : à rebours vraiment des valeurs d’antan ! Maman exaspérée par les écarts de ma sœur très peu vierge sage : « Mais vraiment je me demande de qui tu tiens ! de ta grand-mère sans doute ! » !!! Il faut dire que côté belle-fille, elle y allait fort, ne s’embarrassant pas de culture freudienne : « Que veux-tu, ma pauvre Geneviève ! Quoi que tu fasses, tu seras toujours celle qui m’a pris mon fils ! » Sic !

Rien de limpide, donc, mais du haut en couleur, du tonique et du guilleret — pour nous, petites-filles choyées qui, après la classe, allions chez elle avec enthousiasme, sûres d’y trouver une table appétissante, un accueil câlin, un poêle ronronnant. Et des chansons palpitantes ! Car, bien sûr, Mémère (drôle comme cette appellation ne lui allait pas très bien en fait !) aime chanter, chante bien, a chanté — cigale à fond (« Ah ! quand me on demandait d’aller chanter au château de Pierre ! » c’est son côté Emma Bovary sans doute…) Nous en redemandons — le pathos de la chanson de l’enfant qui envoie vers le ciel un ballon rouge pour son petit frère mort, la peur délicieuse qu’elle fait naître en suspendant une ritournelle, roulant des yeux assombris, levant la main, tendant le cou : « Mais… qu’est-ce que j’entends ?... C’est le petit à Jean… » !!!!! On connaît la chute par cœur, mais on en redemande ! On voudrait que ça dure tout le temps — le jeu, le chant, les saveurs et les chatoiements.

Mais la suite se délite… chutes, égarements, maison de retraite… Elle demande de jolis foulards, de la Ricoré et des pastilles Vichy. Et que nous l’épilions quand elle y voit mal. Les souvenirs reviennent, le regret de la jeunesse et des plaisirs est lancinant. Le chant devient mélopée. Un jour d’égarement, elle confond son fils et son jeune époux décédé. Elle croit le voir, l’appelle, s’aperçoit de sa méprise puis, se tournant vers moi, dans un geste ample dont j’ai gardé je ne sais pourquoi un vif souvenir : « Ah ! tu sais, ma chérie, il n’est qu’un premier mari ! »….

Nous l’accompagnons un jour de juin dans le petit cimetière du Theil. Le ciel est lumineux et j’ai mis pour elle une petite robe d’été jaune. Nous chantons, ma sœur et moi, dans la voiture. On ne larmoiera pas sur notre grand-mère fantasque. D’année en année, de petits cailloux colorés semés sur sa tombe lui vont bien.

 

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