Mamie Cécile II
Bernard M.
Telle était ma Mamie Cécile et voici comment les choses ont tourné…
L’usine marchait bien. Mon grand-père avait investi et s’était associé, envisageant comme l’âge venait, les conditions dans lesquelles il cèderait son affaire. Mais l’associé s’était révélé être un véritable escroc qui avait disparu du jour au lendemain sans avoir tenu ses engagements. Les créances non honorées se sont multipliées. Les banques, poussant à l’investissement jusque-là, s’étaient faites soudain pressantes dans l’exigence des remboursements…
Il se trouve que Mamie était tombée malade. « Elle a la dépression » disait-on. Pendant des mois elle était restée couchée, dans la pénombre, paralysée d’angoisse, obsédée par un mot qui lui revenait sans cesse dans la tête, aussi terrifiant que la goutte d’eau que l’on fait tomber dans le supplice chinois sur le crâne du condamné, minute après minute, jusqu’à ce qu’il devienne fou : « coccinelle, coccinelle, coccinelle… ». La petite bête à bon Dieu, ce joli petit insecte dévoreur de pucerons, pourquoi diable est-ce mot qui l’avait envahie de façon obsessionnelle ? Personne ne l’a jamais su je pense. Elle avait toujours été fragile nerveusement, elle m’avait raconté des anecdotes assez sombres de son enfance et de son adolescence dont j’ai compris plus tard qu’elles n’étaient que l’expression de phases dépressives.
Mon grand-père, alors qu’elle commençait lentement à se rétablir, allant de maisons de repos en maisons de convalescence, n’a pas osé évoquer avec elle les difficultés qui s’accumulaient. Jusqu’à ce que ça ne soit plus possible, lorsqu’il a fallu tout liquider. Les huissiers allaient venir d’un jour à l’autre jusque dans sa maison pour évaluer les biens, il ne serait plus possible de rien cacher.
Il ne se sentait pas capable de révéler la catastrophe lui-même, il a donc été convenu que nous inviterions Mamie à Paris pour quelques jours sous un prétexte quelconque et que Papa se chargerait de la douloureuse explication.
Je me souviens très bien de ce jour, où partant au lycée, je savais que c’était ce matin-là précisément que Papa devait s’asseoir en face de sa mère et lui dire : « Maman, du courage… »
Je me souviens de l’instant d’attente, en rentrant, juste avant de sonner, à me demander « Comment l’aura-t-elle pris, comment vais-je la trouver ? »
Je me souviens dès la porte ouverte de Mamie se précipitant vers moi, les mains levées vers le ciel et s’exclamant : « Mon petit, nous sommes ruinés, ruinés, ruinés… »
Je me souviens de sa voix qui montait dans les aigus sur ce mot, dit et répété sans cesse, qu’elle prononçait avec un ton de tragédienne, comme une incantation…
Puis elle m’avait serré dans ses bras, plongeant ses yeux embués de larmes dans les miens et m’avait dit : « mon pauvre petit, tu n’as plus rien ».
L’après-midi j’avais pu discuter plus longuement avec elle. Elle s’était calmée. Elle m’avait dit combien elle sentait depuis quelque temps que ça n’allait pas mais sans imaginer du tout ce qui se passait. Elle parlait de ce qui était perdu mais aussi de ce qu’il allait falloir faire pour essayer d’en sortir le moins mal possible. Elle avait retrouvé au-delà du choc, une volonté de repartir, une combativité qui m’a étonné : elle s’est plainte qu’on ait voulu la ménager, regrettant de ne pas avoir été présente plus tôt pour soutenir, aider, se battre…et peut-être après tout avait-elle raison, peut-être aurait-ce été pour elle une forme de thérapie…
L’usine en faillite a fermé définitivement, les ouvrières ont été licenciées, les machines et les bâtiments ont été bradés, les maisons à Toulouse et en Espagne ont été vendues ainsi que des meubles et des bijoux, les banquiers se sont partagé les dépouilles, mon grand-père s’est efforcé de rembourser comme il a pu ses créanciers personnels.
Les temps qui ont suivi ont été difficiles. Les meubles que mes grands-parents avaient réussis à conserver ont été mis au garde-meuble, ils se sont installés pendant plusieurs mois chez l’ancienne gardienne de l’usine, qui a mis gratuitement deux pièces à leur disposition dans son pavillon de banlieue.
Et puis, petit à petit, grâce à la retraite à laquelle ils avaient tous deux heureusement pris soin de cotiser (Mamie avait pendant une vingtaine d’année tenu un petit magasin de confection, qui écoulait, entre autres, les productions de l’usine), grâce à l’énergie et au travail de mon grand-père qui n’a pas hésité, après avoir été patron, à reprendre à près de soixante-dix ans une activité de représentant de commerce, grâce aussi à l’aide que mon père a pu leur apporter, grâce à leur sens de l’économie, ils ont pu retrouver, une fois la tourmente passée, une maison décente, y réintégrer leurs meubles, retrouver un train de vie modeste mais où l’essentiel était assuré.
Mamie ensuite a peu parlé de tout cela et je n’ai jamais su si elle était vraiment parvenue à en faire son deuil. Et nous même évitions soigneusement d’évoquer les sujets qui auraient ramenés à l’évocation des biens perdus…
