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Grains de sel
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14 février 2023

En souvenir de mon grand-père

 Jacques Lucchesi

 logo_nos_aieuxSur les photos que je conserve encore de lui, il avait une classe folle : massif, élégant, le pas assuré, la chevelure fournie. Un peu plus grand que les hommes de sa génération, il ressemblait à un condottiere, comme un rappel de ses origines toscanes. Impossible de ne pas le remarquer là où il passait. Il s’appelait Joseph Lucchesi et c’était mon grand-père paternel.

 Mes quelques souvenirs liés à sa présence remontent aux premières années de ma vie, vers 1960. À peine savais-je marcher qu’il m’emmenait avec lui pour une promenade matinale. La promenade était l’un de ses rituels sociaux. Ma grand-mère, son épouse, disait souvent, en parlant de lui : « Joseph, la maison ne lui tombera pas dessus. ». Une façon imagée de brocarder ce désir qui le poussait chaque jour dans la rue.

 Car la ville a toujours été un théâtre, à Marseille plus qu’ailleurs. À n’importe quelle heure du jour et de la nuit, il y a quelque chose à voir et à entendre dans ses rues. De par sa profession – il était inspecteur de police –, j’imagine qu’il a dû beaucoup arpenter le pavé marseillais. Il a connu sans doute, comme bien peu de gens alors, la Marseille turbulente des années 30, avec son milieu, son quartier réservé et ses débarcadères chantés par Louis Brauquier. À l’époque, pas d’Internet ni de bolide aux gyrophares éblouissants : c’était en vélo ou au pas de course que les policiers faisaient la chasse aux petits délinquants pour leur passer les cabriolets, ces petites menottes en bois et en fer. Quelle moisson de souvenirs il a dû faire au cours de sa carrière ! Et comme j’aurais voulu qu’il les partageât avec moi ! Peut-être les aurait-il écrits s’il avait vécu dix ou vingt années de plus ? Mais le destin devait en décider autrement.

 Il s’est éteint en mars 1962, à seulement 64 ans, rongé par une maladie directement imputable à sa période militaire. Car, même à Marseille, lorsqu’on avait vingt ans en 1918, on ne pouvait pas éviter la mobilisation et l’envoi sur le front du nord. Les balles allemandes l’épargnèrent, heureusement, mais pas l’ypérite, le terrible gaz moutarde largement employé durant le premier conflit mondial et qui avait un effet dévastateur sur l’organisme. Certes, il lui survécut pendant plus de quarante années et fonda une famille. Mais, finalement, l’ignoble arme chimique finit par triompher de sa naturelle robustesse.

 Je le revois, couché sur son lit d’agonie. Dans les derniers jours de sa vie, il me laissait encore monter et jouer près de lui. Quel privilège quand j’y repense ! La suite de mes jeux – et de mes premières interrogations métaphysiques – devait se dérouler devant sa tombe, au cimetière Saint-Pierre, quand ma grand-mère allait la fleurir et m’emmenait avec elle.

 Des quelques objets que j’ai hérités de lui, c’est une canne en bois d’ébène qui garde ma préférence. Magnifiquement torsadée, elle représente, à la manière d’un caducée, un serpent qui sinue tout autour, jusqu’à la fleur et l’ancre marine qui en sont les ultimes motifs. C’est une véritable œuvre d’art qu’il réalisa durant ses moments de répit sur le front. Quel talent ! Quelle capacité à plier la nature à ses visions ! C’était sans doute un don familial, car l’un de ses frères, Philippe, mon grand-oncle, fut un ébéniste et un sculpteur sur bois réputé à Marseille.

 Oui, je pense encore à cet homme que j’ai hélas si peu connu et que j’ai secrètement admiré durant ma jeunesse. J’y pense d’autant plus que j’ai maintenant l’âge qu’il avait lorsqu’il a quitté ce monde. Moi qui ne lui léguerai que des guirlandes de mots, à défaut d’autre descendance.

 

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