De mes aïeux
Françoise B-J.
Je ne les ai pas connus, ils sont nés dans la deuxième moitié du 19e siècle, trois sont morts avant ma naissance (1943) et je n’ai qu’un souvenir très flou de ma grand-mère paternelle que j’ai vue seulement une fois quand j’étais toute petite. Ils sont de deux régions bien différentes (Charolais côté paternel, Lozère côté maternel) et pourtant ils ont des points communs : tout petits propriétaires d’une maison très modeste et de quelques terres dans un hameau perdu de la France rurale, ils sont pauvres, catholiques et ont beaucoup d’enfants. En essayant de reconstituer leur vie, j’ai eu le sentiment de les sortir de l’oubli et de l’anonymat.
Mes grands-parents maternels
Ma grand-mère Marie-Joséphine Tieulon 1876-1911
Pendant longtemps, d’elle, je savais seulement qu’elle était morte jeune en mettant au monde son sixième enfant. C’était en 1911, elle avait 35 ans. Personne n’a pu me parler d’elle. Par chance, j’ai trouvé une photo d’elle dans mes archives familiales.
Grâce à mes recherches généalogiques et la lecture de livres d’histoire sur la région, entre autres L’Impossible mariage – Violence et parenté en Gévaudan d’Élisabeth Claverie et Pierre Lamaison, je peux m’imaginer quelle a été sa vie.
Née en 1876, elle est la quatrième d’une famille pauvre vivant dans un hameau (Ferluguet) du village La Fage Montivernoux, Lozère. Elle a dû aller à l’école, car elle a signé son acte de mariage. Elle avait juste six ans quand la loi Ferry du 28 mars 1882 a rendu l’école obligatoire aux garçons et aux filles avec l’apprentissage du français (dans cette région, on parlait un dialecte occitan). À la campagne, les enfants n’allaient pas régulièrement à l’école, trop loin de la maison en hiver et aux autres saisons, ils devaient aider à la ferme ou garder les moutons… C’était le cas dans cette partie pauvre de la Lozère.
Jusqu’au début du 20e siècle, dans les familles paysannes de cette région, les filles se mariaient le plus souvent avec un paysan du coin. Mariage arrangé en général. Ce fut sans doute le cas de Marie-Joséphine qui, le 8 février 1902, épousa Jean Gouny (32 ans), cultivateur, propriétaire de ce qu’on appelait une ousta, très modeste comprenant une vieille maison et quelques terres arides, dans un hameau s’appelant Loustalnaou (mot occitan voulant dire maison neuve), commune de Saint-Sauveur de Peyre (à une vingtaine de kilomètres de La Farge Montivernoux). Marie-Joséphine se retrouva tout de suite enceinte. Elle mit au monde six enfants. Son mode de vie devait être le même que celui de sa mère et des femmes de paysans dans une société patriarcale, catholique et conservatrice : travail à la maison et à l’extérieur (jardin, basse-cour, aide aux champs), aucune commodité, aucun confort, beaucoup de grossesses et d’enfants.
Le sixième enfant lui coûta la vie. Sa vie de femme mariée fut courte et très dure avec six grossesses, cinq enfants en bas âge, le travail de la maison et de la ferme. Une vie de femme enfermée dans un statut de mineure, sous la tutelle de son mari…
C’est toujours avec beaucoup de tristesse que je pense à cette grand-mère qui pour moi est le symbole du sort de tellement de femmes pendant des siècles : aucun droit, aucune autonomie, aucune décision personnelle, aucune possibilité de choix, mariage arrangé, grossesses, maternités, pauvreté, labeur et quelquefois mort précoce.
La mort de Marie Joséphine (ma grand-mère) fut un drame : elle laissait six orphelins très jeunes. Son mari ne pouvait pas s’occuper de tous ses enfants. Il y eut certainement un conseil de famille pour décider du sort des plus jeunes. Le nouveau-né (un garçon) fut confié à la grand-mère maternelle, la petite Lilie (deux ans) au frère de Marie-Joséphine.
Lilie, c’est ma mère : elle m’a souvent parlé de son oncle et de sa tante qui l’ont élevée et qu’elle considérait comme ses parents adoptifs.
Il faut que je raconte aussi leur vie, mais tout d’abord je dois évoquer celle de mon grand-père.
Mon grand-père Pierre Jean Gouny Honoré, 1869-1941. On l’appelait Jean.
Je peux reconstituer une partie de sa vie grâce au récit d’enfance écrit par un des frères de ma mère (mon oncle Titou) et aux souvenirs de ma tante Gabrielle, la plus jeune des filles de sa deuxième femme. Mes recherches généalogiques m’ont apporté quelques éléments sur son enfance.
Il a neuf ans quand son père meurt. Sa mère se retrouve dans l’ousta avec cinq enfants (2 à 9 ans), mais aussi avec son beau-père et son beau-frère qui, sans doute, l’aident à la ferme. Mais lorsque Jean a 12 ans, son grand-père meurt ; un an plus tard, son oncle quitte la maison pour se marier. Je pense que ses deuils, le dur travail et les responsabilités à un si jeune âge expliquent son caractère réputé difficile.
C’est lui qui hérite de l’ousta. Il a vécu toute sa vie à Loustalnaou.
Mes recherches généalogiques m’ont fait faire une découverte étonnante : mes ancêtres Gouny habitaient dans ce hameau depuis 1768 : cette année-là, Guy Gouny s’est installé à Loustalnaou après son mariage avec Catherine Hugonet, de Louslanaou. Les parents et les grands-parents de celle-ci vivaient aussi à Loustalnaou, ce qui veut dire que mes ancêtres étaient à Loustalnaou depuis au moins la fin du 17e siècle ; les Gouny y sont restés jusqu’au début du 21e siècle, la dernière propriétaire étant une des filles de mon grand-père. La maison a été vendue après sa mort, il y a quelques années.
Loustalnaou veut dire maison neuve en occitan, mais je me demande quand la maison a été neuve ! À l’époque de la jeunesse de mon grand-père, elle devait être très vieille, cette maison, car il en fit reconstruire une nouvelle en 1930, bâtie selon la tradition : granit, toit en chaume (ou en lauze), peu d’ouvertures, une grande salle avec une cheminée immense et une porte communiquant avec l’étable, pour profiter de la chaleur des animaux en hiver.
Quelques dates marquantes pour Jean Gouny :
1902 : mariage avec Marie-Joséphine
1911 : décès de Marie-Joséphine à la naissance du 6e enfant
1914 : en tant que père de famille, il ne fut pas mobilisé.
C’est cette année-là qu’il se remaria avec Nathalie, veuve sans enfants ; il pensait qu’elle était stérile, mais ils eurent sept filles !
Détails de la vie familiale d’après ma tante Gabrielle : ses sœurs et elle craignaient leur père (qu’elles vouvoyaient) ; pourtant, il n’était ni méchant ni brutal, mais il ne leur parlait jamais. Les enfants devaient aider, à la maison ou dehors pour travailler dans les champs, garder les vaches et les moutons. Terres arides, faible rendement de la culture de seigle et d’avoine. Selon Gabrielle la principale ressource provenait de la laine des moutons vendue à une usine textile de Saint-Chély d’Apcher. C’était quand même la pauvreté que l’on voit sur une photo des parents avec leurs sept filles, chaussées de sabots ; sabots, faits par leur père, qui en vendait aussi au village.
Comme les filles étaient très bonnes à l’école, l’institutrice vint demander aux parents de leur faire passer le concours des bourses, mais ils refusèrent. Quatre des filles se marièrent dans la région, les trois autres, envoyées très jeunes dans une congrégation religieuse, devinrent religieuses. Ce fut le cas de Gabrielle, mais à 45 ans, elle quitta les ordres et se maria avec Fernand… C’est une autre histoire.
Jean avait de l’asthme (maladie dont ma mère et deux de ses frères ont hérité). Le soir du 13 janvier 1941, Jean fut très malade, mais il était impossible d’aller chercher un médecin à cause de la neige. Il mourut dans la nuit à l’âge de 71 ans.
Extrait d’une lettre de ma mère à mon père alors prisonnier en Allemagne : Malgré qu’il ne m’ait pas élevée, ça me serre le cœur. J’en ai beaucoup de chagrin. C’était un brave homme qui nous aimait bien dans le fond.
À suivre : Parents adoptifs de ma mère et mes grands-parents paternels

