Et tu porteras mon nom….
Phrasie
Mon père après son mariage s’est de nombreuses fois rendu dans le village de sa femme pour voir sa belle famille, or il s’appelait Baïchas et dans ce village il y avait une famille portant ce nom, famille avec laquelle il n’était pas parent. La non-parenté avec ces Baïchas du village était tenue pour acquise par tous jusqu’au jour où mon père m’a prise à part et s’est adressé à moi sur le ton de la confidence. J’étais fort étonnée de cette familiarité, car d’habitude il m’ignorait et ne m’adressait jamais la parole, du moins c’est ainsi dans mes souvenirs. Il a donc choisi sa fille plutôt qu’un autre membre de la famille, sa fille de quinze ans pour lui livrer une drôle d’information. Il a changé la version communément admise par la famille et m’a dit que ces Baïchas devaient finalement être de lointains cousins. Sauf qu’ils étaient « issus d’un bâtard », ce fut son expression. De plus, son attitude ce jour-là, incliné vers moi pour me chuchoter à l’oreille m’avait mise bien mal à l’aise, si bien que je me suis éloignée physiquement de lui, ce qui m’a permis de voir sur son visage un sourire en coin qui en disait plus long que des mots.
Cet épisode est resté des décennies dans un coin de mon cerveau, disons cinquante ans, jusqu’au jour où mon mari ayant sombré dans diverses crises généalogiques a fait des recherches du côté de mes ancêtres, car il avait épuisé les branches de son propre arbre familial. Ce jour-là, il m’a appelée pour me dire de venir voir un acte de naissance qu’internet venait de lui livrer : il s’agissait de l’acte de naissance de Louis, mon arrière-grand-père paternel né en 1859. Jusque là rien de bien fascinant sauf que la déclaration en mairie avait été faite par le frère de la jeune accouchée et pas par son mari, sauf qu’à la place du nom du père il y avait la mention « inconnu » ! La mère de Louis prénommée Anne Julie née en 1825 venait donc d’accoucher en ce mois de mai 1859, d’un enfant naturel, illégitime, bâtard comme on disait encore il n’y a pas si longtemps. Baïchas était le nom de famille d’Anne-Julie et c’est ainsi que son fils Louis a porté son nom.
Les descendants « issus d’un bâtard » dont parlait mon père c’est…. NOUS !! Que dirait-il si je lui racontais le fin mot de l’histoire ? Je suis sûre qu’il ne me croirait pas et continuerait à sourire en coin, car ses certitudes avaient la vie dure et il croirait volontiers à un complot plutôt que croire à la vérité d’un acte d’état civil… quoi qu’il en soit, il est mort depuis 17 ans et je ne peux plus rien lui apprendre.
Avoir ainsi la révélation de ce secret, qui n’en était un qu’à moitié, m’a presque réjouie, réaction étrange, mais savoir qu’Anne Julie avait légué son nom de famille à sa lignée m’a mise en joie. Un acte féministe en quelque sorte. Les bâtards c’est nous et…. personne ne le sait. J’ai bien essayé d’en informer les autres descendants, mais malgré l’envoi d’arbres généalogiques très clairs, personne n’a trouvé l’information intéressante. Je suis la seule à penser encore à cette ancêtre née il y a deux siècles à qui la société a reproché la naissance de son enfant, dont le souvenir de la « faute » est parvenu jusqu’à nous, mais déformé, exilé dans une autre famille forcément moins vertueuse. Les bâtards c’est eux, disait mon père qui ne s’était jamais posé la question de savoir qui était son grand-père paternel… J’aimerais bien savoir où Anne Julie est enterrée, j’irais lui dire que moi, sa descendante, je ne la chasse pas, je suis fière de m’appeler Baïchas comme elle, je lui redonne toute sa place dans l’histoire familiale.
