Tatie Rithé
Claire C.
Elle était la jeune sœur de mon grand-père Louis (mon grand-père paternel) et fut nommée Marie-Thérèse. Il y a encore dans la famille un beau portrait d’elle, enfant, peint à l’huile : un visage aux arrondis de l’enfance entouré de longues anglaises brunes. Elle porte une robe blanche à dentelles, elle sourit doucement, mais quelque chose pétille dans son regard. Moi qui ne l’ai connue que vers la cinquantaine, je la reconnais immédiatement.
Plusieurs années après sa mort (dernière de sa génération), mon père s’était lancé dans des recherches généalogiques qui lui plaisaient beaucoup et dont il nous a transmis le résultat — pas facile à déchiffrer. Il nous a surtout fait part de sa stupéfaction devant un secret de famille bien gardé, dont il n’avait jamais eu vent : son grand-père paternel, Joseph, s’était marié une première fois, et il avait eu une fille nommée Marguerite. La jeune mère était morte juste après la naissance et la petite Marguerite quelques mois plus tard.
Après quelques années de veuvage, il s’était remarié avec mon arrière-grand-mère… dont il eut quatre enfants : Louis (mon grand-père) ; une petite fille nommée à nouveau Marguerite qui mourut à quelques mois ; Léon ; et enfin Marie-Thérèse à qui l’on prit bien garde cette fois d’éviter le prénom funeste. Mon père n’avait jamais entendu parler de ces morts, et en particulier des petites tantes Marguerite. Il pensait même que l’existence de cette « première famille » avait été cachée à son père, son oncle et sa tante « Rithé ».
Est-ce l’ombre de ce deuil caché flottant au-dessus d’elle qui lui donna par réaction son énergie débordante et son rire plein de vie ? En tout cas elle eut un destin particulier et elle était une personne étonnante. Nous, ses petits-neveux, adorions les moments où elle venait nous rendre visite et ses récits pleins d’humour, de voyages en pays lointains, exotiques.
Elle était née au début du siècle et faisait partie de cette génération de filles qui eut plus de mal à trouver un mari, parce que beaucoup de jeunes hommes étaient morts dans les tranchées. Elle resta donc célibataire, mais mon père disait en souriant que de toute façon elle était peut-être trop indépendante pour supporter la tutelle d’un mari.
Après la mort prématurée de ma jeune grand-mère paternelle, elle était venue habiter chez mon grand-père, avec leur mère. Elle a beaucoup compté pour mon père — enfant à l’époque — apportant sa fantaisie et son rire dans cette maison endeuillée, et pendant longtemps sa grande chambre au rez-de-chaussée est restée intacte, alors qu’elle-même était partie depuis longtemps habiter près de Saint-Sernin.
J’ai eu le plaisir vers quinze ans d’y dormir pendant les vacances, escaladant l’immense lit de chêne sombre, farfouillant dans les tiroirs des armoires, coiffeuses, où elle avait laissé tout un bric-à-brac passionnant.
Elle se rapprocha beaucoup de congrégations monastiques, sans avoir pour autant une vocation à la vie religieuse. Mais ses études de professeurs d’arts ménagers lui permirent d’apporter ses compétences à des ordres qui avaient une vocation missionnaire, et elle a beaucoup voyagé dans les pays du tiers monde, où celles-ci ouvraient des écoles pour jeunes filles. Elle en ramenait des objets fabriqués, des ouvrages, mais surtout des récits colorés et amusants, car elle était très observatrice et volontiers malicieuse.
Mon grand-père racontait que lors de son premier séjour à Rome, jeune fille, elle était si passionnée de visites qu’elle avait passé plusieurs jours sans presque dormir.
C’était une femme solide, à la poitrine ample, au creux de laquelle tombait parfois la cendre de ses Gauloises sans filtre. Elle avait une grande habileté manuelle et je n’ai pas oublié le trousseau de vêtements qu’elle avait cousus pour ma poupée à Noël. Vêtements très élaborés, dont un petit manteau à boutons dorés et à col de fourrure.
Elle était allée se réfugier plus tard dans une maison de retraite pour membres du clergé, à Castres, où j’étais venue la voir. Elle gardait son intelligence et son rire, se vantait avec satisfaction des après-midi qu’elle passait « chez l’abbé », qui trouvait visiblement un certain charme à sa conversation. Elle continuait à faire de la gymnastique, ne lâchant rien à la vieillesse malgré des problèmes visuels qui s’aggravaient beaucoup.
Lorsque je repense à elle, je vois son sourire, son intelligence, son indulgence lucide. J’ai d’elle une étonnante photo où elle est assise sur une sorte de mobylette, en espadrilles, avec derrière elle sur le porte-bagages, cramponnée à son dos, une vielle paysanne gersoise toute de noir vêtue. L’examen attentif de la photo montre que la mobylette est immobile et qu’elle a un pied posé au sol, mais comment a-t-elle convaincu cette femme de participer à ce canular ? C’est bien d’elle je trouve !
