Instances tutélaires
Geneviève Mazeau
À la mort de nos parents, tout naturellement, nos grands-parents prirent la relève. Sans doute n’étaient-ils pas préparés à de tels drames, la perte de leur fille pour les uns, de leur fils pour les autres et deux petites-filles à élever. Je resterai chez mes grands-parents maternels et ma sœur à sa naissance sera prise en charge par ses grands-parents paternels.
Comme les oies de Lorentz, ma sœur et moi nous sommes attachées dès notre plus jeune âge à nos grands-parents respectifs, qui ont fait fonction de parents.
Pour autant, il me reste peu de souvenirs de ma grand-mère maternelle, avec qui j’ai vécu les sept premières années de ma vie. C’est comme si mon grand-père avait occupé tout l’espace. Peut-être est-ce dû au fait qu’il lui a survécu durant vingt années après sa mort.
C’est lui qui a été le fil conducteur et permanent de ma vie. Celui dont je me suis toujours sentie la plus proche. Il a illuminé mon enfance. Je ne l’ai jamais vu en colère ou fâché contre moi. Était-ce le privilège de l’âge ou était-ce son tempérament placide et accommodant qui le faisait toujours d’humeur égale ? Avec lui, je me sentais heureuse et en sécurité. Parfois j’allais passer une matinée ou une journée à son travail, m’installant à ses côtés à l’un des bureaux qui m’impressionnaient beaucoup. Il menait en cogestion avec ses frères une entreprise familiale de droguerie en gros, pour le compte de laquelle, au regard de son caractère sociable et conciliant, il lui revint d’en assurer la représentation et le contact avec la clientèle.
C’est dans notre maison dijonnaise que j’ai trouvé l’ancrage nécessaire pour me construire. Cette maison était enveloppée d’une lumière. Elle fut mon berceau.
Quand, à la mort de ma grand-mère, j’ai dû tout quitter, ce fut un déchirement.
En arrivant chez mes grands-parents paternels, je me suis senti une étrangère, étrangère à la famille, étrangère au village, à l’école. J’avais tout perdu, mes grands-parents maternels (je ne faisais pas encore bien la distinction entre la mort et la séparation), j’avais perdu ma maison, mes copains, mes camarades de classe. Je gagnais une sœur, de dix-sept mois plus jeune, qui ne voulait pas partager avec moi la chambre tout au fond du couloir, dans laquelle je me sentais reléguée… Je suis sûre que mes grands-parents ont fait le maximum pour m’accueillir, que cela a dû être lourd pour eux d’avoir une petite-fille de plus à élever, qu’ils connaissaient à peine. Je venais avec des habitudes différentes, revendiquant une liberté de mouvement, me sentant à l’étroit entre les murs de la maison, réclamant l’espace de la rue pour jouer, ce qui pour eux n’était pas envisageable.
À Dijon, je jouais dans la rue avec mes copains. Peu fréquentée par des voitures, la rue nous appartenait. Nous y faisions des parties de billes, d’osselets, des courses à perdre haleine, des parties de vélo, de patins à roulettes. Les adultes se connaissaient tous et n’étaient pas inquiets de nous savoir dehors. J’en ai gardé le goût d’une grande liberté.
Alors, le choc a été rude, pour mes grands-parents paternels comme pour moi. Nous avons dû nous apprivoiser. J’ai appris à composer avec ma petite sœur. Chacune a dû apprendre à ne plus vivre en fille unique. Nous avons fait connaissance, avons partagé nos jeux, nos jouets. J’ai tenté de construire « un nous » avec ces grands-parents-là et ma sœur. Il a fallu quelques mois pour qu’elle accepte ma présence permanente et l’idée que ses grands-parents étaient aussi les miens, tandis que je lui concédais mon grand-père. C’était loin d’être une évidence. J’ai mis longtemps avant de m’habituer à cette nouvelle configuration familiale.
Même si j’ai peu connu mon grand-père paternel, trois années seulement de 1955 à 1958, pour autant, j’ai plus de souvenirs de lui que de ma grand-mère maternelle. Parce que j’étais plus grande et parce que l’entourage familial a souvent évoqué sa mémoire. Fils de paysan, remarqué pour son intelligence précoce par le curé du village qui veilla à son instruction, mon grand-père fit ses humanités au grand séminaire. Il ne suivit pas la voie de Dieu, mais fonda une famille et entra au service d’une Maison de vins bourguignonne où il occupa un poste de direction. À mes yeux de petite fille, il était un homme austère et je n’éprouvais pas envers lui la même proximité affective qu’avec mon grand-père maternel, contrairement à ma sœur pour qui il a été une figure paternelle de substitution. Il menait de front ses obligations professionnelles et une exploitation agricole qui lui rappelait ses origines paysannes, et l’obligeait à de nombreux déplacements. Ma grand-mère tenait à accompagner son mari et nous les suivions, manquant l’école assez fréquemment…
Ce que je trouve remarquable, c’est l’attitude de nos grands-parents. Maternels et paternels. Alors qu’ils se connaissaient à peine, ils ont eu le souci de rester en contact pour nous, leurs petites-filles, ils se sont rencontrés dans la mesure de leurs moyens, se sont organisés pour que ma sœur et moi passions ensemble des vacances. En dépit de la disparition de leurs propres enfants, ils ont trouvé l’énergie pour surmonter leur chagrin et faire face à la charge éducative d’enfants en bas âge, dont celle d’un nouveau-né. Aucun d’eux n’était préparé à un tel scénario, à assumer du jour au lendemain la tutelle de leurs petites-filles. Au lieu que ces deuils les éloignent, nos grands-parents ont fait en sorte de se rapprocher, même s’ils avaient peu de points communs. Mais pour leurs enfants décédés, pour leur mémoire et plus encore pour nous, leurs petites-filles, ils ont maintenu des liens jusqu’à leur dernier souffle.
J’ai envers eux une infinie gratitude.