Avec le temps ?
Abdellaziz Ben-Jebria
Avec le temps, il y avait l’imparfait lointain ; celui qui me poursuivait de loin, qui m’accompagnait le long du chemin, et dont je me souvenais très bien. C’était ce temps-là qui semblait durer longtemps et que j’apprécias jusqu’à présent ; il me rappelait des souvenirs qui me laissaient réfléchir, et qui me permettaient de fuir les pires moments, pour ne retenir que les meilleurs instants.
Avec le temps, il fut et il y a eu les passés simple et composé qui m’annoncèrent instantanément d’heureuses naissances et de tristes disparitions, et qui m’ont imprimé, instamment, des bons et de mauvais événements qui sont toujours ancrés dans la mémoire du présent.
Avec le temps, je vie dans le présent ; et je ne me plains que rarement, sauf que je regrette ma science et son interruption, et l’arrêt de ma recherche, pour une intime raison, mais sans réel abandon. Je préserve cependant mes contributions scientifiques et mes publications ; et je me console présentement, dans le plaisir de lire, de temps en temps, de réfléchir alternativement, et d’écrire littérairement, culturellement, en fonction du temps. Mais je m’active aussi, avec mon naturel tempérament, de courir rapidement, mes semi-marathons, puis je prends tout mon temps de cueillir soigneusement les olives de maman.
Avec le temps, il y aurait ce conditionnel que ses vagues hypothèses, ses éventuelles suppositions, et ses incertaines confirmations me gêneraient personnellement ; et que son irréel emploi du temps n’aurait cessé de tracasser mon existence modale, primordialement, tout en limitant conditionnellement le réel, et l’essentiel de mon inspiration, pour me pousser habilement dans le subterfuge du possiblement, de l’éventuellement, et du probablement.
Et avec le temps, certains se demanderont, que fera-t-on du futur qu’on ne connaitra peut-être pas, qu’on ne devinera pas, et qu’on ne prédira pas ? Quant à moi, je me concentrerai sur le proche avenir. Je fixerai des objectifs que j’aimerai réaliser rapidement, en gardant l’espoir de vivre longtemps, sachant qu’il faudra un jour assumer inévitablement les adieux qui viendront, certainement, sûrement, sereinement.
Pour l’instant, j’arrête cette séance de conjugaison. Je pause momentanément, et je fais appel à mes souvenirs d’enfant, d’adolescent, pour contempler virtuellement, avec la machine qui remonte le temps, et en compagnie du leader politique d’antan, les belles images qui se déroulent imaginairement sur mon écran, et qui évoquent merveilleusement la joliesse des visages souriants, la grâce et la délicatesse des mouvements, la joyeuse gaité du temps de bonheur, et l’élégance vestimentaire à l’honneur des jeunes tunisiennes des beaux jours, des belles filles des années du temps passé, du siècle dernier, que j’aimais tant. C’était des images qui exaltaient l’époque des lumières, lorsque ces belles Tunisiennes avançaient radieusement vers l’horizon illuminé de liberté, et quand elles progressaient librement avec le temps regretté, pour poursuivre assurément le chemin éclairé d’un avenir rassuré. C’était la douce Tunisie d’avant.
Quant au présent, le temps glorieux, ébauché par les grands leaders du passé, est révolu. Ce temps des visionnaires et des bâtisseurs regrettés est perdu. Il ne reste actuellement que la lourdeur du temps des obscurantistes destructeurs, des populistes autoritaires, et des dogmatiques oppresseurs qui marchent en reculant vers le néant du temps moyenâgeux de l’archaïsme religieux, qui oppriment les Tunisiennes avec misogynie, et qui oppressent les petites filles en les voilant, indécemment, sombrement, tout en l’exposant honteusement à la télévision. C’est l’amère Tunisie de maintenant.
Avec le temps, je me rappelle, d’abord, l’innocence de mon enfance et l’insouciance de mon adolescence, avec le soin méticuleux de mon adorable petite mère, le dynamisme efficace de mon modèle père, et la bravoure exemplaire de ma meilleure grand-mère. C’était la tranquille espérance de la Tunisie de mes premiers 20 ans.
Avec le temps, je me souviens, aussi, de la conscience de ma jeunesse, d’antan, qui m’a incité à étudier en travaillant, qui m’a encouragé à dépasser les obstacles en m’accrochant, et qui m’a donné l’ambition d’atteindre le privilège de la science et sa profession. C’était le tonus énergétique de la France de mes deuxièmes 20 ans.
Et enfin, avec le temps, je n’oublie pas l’épanouissement de ma maturité humaine, la réussite internationale de mon dévouement professionnel, le succès de mon bonheur familial, et la plénitude de ma vie sociale. C’était l’appréciable zénith de la Pennsylvanie-Américaine de mes troisièmes 20 ans.
Mais à présent, au moment où la Tunisie traverse amèrement une période de misère et de déception, tout ce que j’espère est que ce mauvais passage du présent ne durera qu’un court laps de temps, pour qu’elle retrouve son éveil et poursuit son développement. En attendant, je termine cet essai en m’inspirant de Léo Ferré pour saluer mon village natal et mes derniers aïeux.
Avec le temps, va, tout s’en va
On partira et on s’éloignera
Mais le bled ne bougera pas
Et son nom ne changera pas
Il s’appelle toujours Ksiba
Avec le temps, va, tout s’en va
Mais la maison demeurera
Y avait Kacem, y avait Aïcha
Avec eux, y avait l’Aziza
Et sur eux veillait, Jamila
Avec le temps, va, tout s’en va
Mais l’éternel village résistera
Pour ce qui restera et ce qui passera
Et pour ceux qui reviennent de là-bas
Un grand espace les attendra
Avec le temps qui ne s’arrête pas
Nous y voilà, nous sommes toujours là
Le souvenir de nos parents me revient
Pour me rappeler nos temps lointains
Pour rebondir et saisir ce temps-là
Mais le dernier mot revient à mon admirable Graeme Allwright que j’avais vu et écouté chanter, une de mes chansons préférées, Le temps est loin de nos 20 ans. C’était à la Mutualité de mon 5e arrondissement parisien préféré :
Le temps est loin de nos vingt ans
Des coups de poing, des coups de sang
Mais qu’à c’la n’tienne : c’est pas fini
On peut chanter quand le verre est bien rempli
[Refrain] :
Buvons encore une dernière fois
À l’amitié, l’amour, la joie
On a fêté nos retrouvailles
Ça m’fait d’la peine, mais il faut que je m’en aille
Et souviens-toi de cet été
La première fois qu’on s’est saoulé
Tu m’as ramené à la maison
En chantant, on marchait à reculons
[Refrain]
Je suis parti changer d’étoile
Sur un navire, j’ai mis la voile
Pour n’être plus qu’un étranger
Ne sachant plus très bien où il allait
[Refrain]
J’t’ai raconté mon mariage
À la mairie d’un p’tit village
Je rigolais dans mon plastron
Quand le maire essayait d’prononcer mon nom
[Refrain]
J’n’ai pas écrit toutes ces années
Et toi aussi, t’es mariée
T’as trois enfants à faire manger
Mais j’en ai cinq, si ça peut te consoler
[Refrain]
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