Chroniq’hebdo | De la poésie, de la nostalgie et de la lecture

Pierre Kobel

        Je suis toujours dans un temps de poésie. Les chantiers se multiplient, les projets aussi : interventions, rencontres, lectures. Comment ne pas s’attacher à ses mots quand tout s’agite autour de nous ? Avec le projet de revue de poésie en cours, nous voudrions particulièrement publier de nouvelles voix qui n’ont pas encore trouvé accueil ailleurs. Ce serait la preuve concrète que la poésie est vivante, créative, dynamique et non pas quelque chose de compassé, précieux, à distance du réel. Je pense à mon amie Maram al-Masri quand elle écrit :

 Je voudrais être une femme
qu’on ne peut ni additionner
ni soustraire
ni multiplier
ni diviser
ni gommer
ni sommer
ni assommer ».

Je pense aux mots d’Anthony Phelps, auteur de ce livre majeur qu’est toujours Mon pays que voici qu’il écrivait en 1966 pour son Haïti natal.

« Poésie pour la survie
dans cette attente charbonneuse
Poésie pour ne pas faillir
ni défaillir
Poésie pour ne pas mourir
sans retrouver le chemin des étoiles »

Cette promesse encore de Xavier Graal.

« Viens au pays des poèmes et des mûriers
Viens
nous bâtirons la république libertaire
des baladins et des aèdes »

*

Je ne me tiens pas à l’écart du monde et les soubresauts répétés dont il est victime en ce moment me percutent. Que penser de ce qui se passe à Gaza ? Le Hamas en attaquant Israël n’a fait que provoquer une réaction quasi inévitable qui tue plus de civils innocents sur le territoire que de véritables combattants. Coup de billard à plusieurs bandes pour exciter les haines et mettre l’État hébreu en difficulté ? Il y a de cela évidemment qui fait beaucoup douter de la sagesse des hommes. Barbara Cassin à qui on demandait ce qu’est la nostalgie répond ainsi : « ce qui m’est venu pour dire la nostalgie aujourd’hui, c’est cette drôle de phrase, qui vient bousculer le temps encore davantage : « Hier, c’était mieux demain. » Hier, on pouvait encore croire à demain. Et c’est de cela, précisément, que j’ai aujourd’hui la nostalgie. L’avenir hier, l’avenir d’hier, on croyait, je croyais, que ce serait mieux, que ça ne pourrait être que mieux, plus libre, plus intelligent, plus partageable que l’aujourd’hui d’hier. On croyait peut-être au progrès, par exemple celui de la science, des arts, de la sagesse, de l’humanité. Mais, surtout, on croyait au « plus jamais ça ». […] J’ai la nostalgie de cet hier où je pouvais croire que ce serait mieux demain. Elle n’a pas grand-chose à voir avec la nostalgie de tous ceux qui pensent que c’était mieux avant. Toute ma vie, j’ai cru en demain parce que tous les matins, même les pires, j’ai pensé qu’aujourd’hui était « vierge, vivace et bel », et que le soleil se lève toujours glorieux et inattendu. Mais voilà qu’aujourd’hui, cet aujourd’hui d’aujourd’hui (est-ce l’âge que j’ai ou l’époque qu’on vit, ou les deux ?), c’est une autre phrase qui se lève en moi le matin : « Des yeux purs dans les bois cherchent en pleurant la tête habitable. »

Je la comprends et en même temps, je m’insurge de cette nostalgie presque imposée.

*

Une amie discute avec une collègue, la quarantaine, qui se désespère de trouver une idée de cadeau pour un ami de son âge. Elle lui fait quelques suggestions : « Un beau stylo ? » « Plus personne n’écrit aujourd’hui ! » « Un livre ? » «  Le pauvre… C’est un cadeau, pas une punition. » Stupeur muette, mon amie a renoncé. Une anecdote dont il vaut mieux rire que pleurer, mais qui dit beaucoup du prix des mots pour certains.