Dissertation
Anne-Claire Lomellini-Dereclenne
Elle s’interroge sur le temps.
Puis, elle m’interroge, moi, sur le temps. C’est son sujet de philo du moment. Elle y a consacré sa journée, son week-end. Elle y a réfléchi sans doute passivement, aussi, pendant la nuit. Elle m’interroge alors que je prépare le repas, alors que je prépare une lessive, et maintenant, alors que je m’apprête à prendre un moment pour moi, avec mon ordinateur, mon infusion au thym et deux tranches de pain d’épices. Elle me plaît dans sa passion. Elle se passionne pour le sujet. Elle fait participer toute la famille à sa dissertation, son frère de deux ans son cadet également. Tout le monde s’y met. On réfléchit, on débat. Cela la fait avancer, je pense. Nous évoquons la « persistance de la mémoire » de Dali, mais également Hayao Miyazaki avec ce vers de Paul Valéry « le vent se lève, il faut tenter de vivre ». Je lui lis à haute voix une analyse de ce film animé que nous connaissons bien et qui, a priori, tente de donner une interprétation de ce vers et uniquement de ce vers.
Elle évoque ensuite l’aporie du temps, l’éphémérité de l’instant, et se demande si ce même « temps » ne se confond pas avec le présent quand je lui évoque justement la diversité des concepts regroupés sous ce même terme. Nous parlons des temps grammaticaux, du temps météorologique, des « temps anciens », du « temps des cerises ». Je lui parle de « Ô temps, suspend ton vol » et nous lisons ensemble le poème « Le lac » de Lamartine duquel ces vers sont tirés. Le poème est long, son frère s’en lasse et s’en agace. Je me délecte de cette lecture inattendue et impromptue.
Son développement est long, cohérent. Elle me demande mon avis sur son introduction, sa conclusion que je trouve judicieusement rédigées. Je l’encourage, elle en sourit.
Je pense alors au texte que j’avais entamé vendredi, qui ne parle pas spécialement du temps, mais s’intéresse aux objets qui nous entourent, inanimés, sur lesquels le temps qui coule n’a pas l’effet délétère qu’il a sur nous, pauvres humains vulnérables. Mon texte évoquait la vie de la maison ou plus précisément, la vie qui n’est pas ou qui n’est plus, quand les enfants ne sont pas là, la vie qui semble s’écouler justement plus lentement quand on « a le temps ».
J’y évoquais les objets qui nous attendent quand nous ne sommes pas dans les endroits que nous habitons et qui nous habitent, nos objets personnels, ceux sur lesquels notre regard s’égare, se perd et s’habitue. J’y évoquais le bébé en couche culotte dans son lit à barreaux qui écoute l’avion s’éloigner, le bruit de plus en faible, de plus en plus grave, la descente des octaves… J’adorais écouter ces avions dans le silence de la sieste étant enfant, comme quand j’écoutais doctement la voix du grand-père qui m’expliquait que les moutons traversaient le pont. IL y avait des moutons noirs et des moutons blancs qui traversaient ce pont. L’histoire était toujours la même, elle n’en finissait pas, les moutons traversaient, toujours plus nombreux, moi j’attendais la suite, l’évènement qui finirait bien par se produire. Mais le grand-père s’endormait souvent avant nous et je ne comprenais pas pourquoi ces moutons ne se lassaient jamais de passer sur ce pont sans aucune autre occupation. Je crois que finalement je finissais par m’endormir et que ce n’est que bien plus tard, que j’ai compris que cet attroupement bucolique qui évoquait des images champêtres dans mon esprit enfantin n’était qu’un subterfuge pour égrener tranquillement le temps de la sieste.
Et oui, il était alors « temps » de dormir, et non de disserter…
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