No sex last night

Catherine Bierling

       Comme Marie-Françoise l’avait noté il y a quelque temps : « pas prête à dire plus, à franchir les limites plus intimes… eh non, pas envie d’en dire plus. Moins question de décence que d’intimité finalement… » Je partage ce point de vue.

Découvertes et moments d’étonnement, de perplexité me semblent cependant partageables. Ma rencontre avec R. fait partie de ces moments.

J’avais 20 ans et quelques, un ami allemand rencontré au lycée que j’avais suivi en Allemagne. Mon premier partenaire sexuel. Autant dire que je ne savais pas grand-chose et que j’étais encore très « siècle dernier » dans mes représentations de la sexualité.

R. arrivait des États-Unis, la trentaine bien dépassée, un corps svelte et élancé, des yeux verts électriques et de longs cheveux noirs attachés en queue de cheval.

R. posait des questions sur tout ce qui avait trait à la vie psychique, à la vie mystique : pourquoi sommes-nous là, où allons-nous, pourquoi y a-t-il quelque chose à la place de rien ?

Je ne savais pas grand-chose sur le sexe, mais à ces questions-là, j’y avais beaucoup réfléchi sans trouver de réponse, et mon gentil petit ami allemand n’était pas très intéressé par ma recherche.

R. donnait des cours de yoga, qu’il avait appris lui-même aux États-Unis. Au début, j’avais peur d’y participer, très peu sûre de moi, ayant peur de mouvoir mon corps dans l’espace, d’être vue et observée. Mais je m’entendais si bien avec lui que j’ai fini par y aller et je m’y suis senti bien. En même temps, je savais que j’étais tombée amoureuse de mon prof de yoga.

Nous passions des après-midi entières à nous balader, à discuter, à échanger. Il me tapait mes mémoires de fac à la machine et on discutait des figures féminines chez Balzac, du féminisme aux États-Unis ou des chansons obscures de Leonard Cohen. Main dans la main, bras dessus bras dessous, nos corps se rapprochaient, il devait bien sentir mon désir, je n’étais pas sûre du sien.

Une nuit, il est passé dans ma chambre et il est littéralement tombé sur mon lit, sur moi. J’exultais, enfin il admettait une relation plus corporelle, il y eut des caresses, des embrassades, mais pas de sexe.

Je me disais que comme il était une sorte de gourou, il avait dû renoncer au sexe et que je ne pouvais pas le forcer.

       Mon ami allemand a bientôt tout découvert et s’est mis dans une grande colère, me jetant à la figure que j’étais une salope, une putain comme ma mère, mais que de toute façon je n’aurais jamais ce que je désirais parce que R. était homosexuel. (Mon prochain petit ami anglais me dirait la même chose : « Prune, he is gay ! »

Grande perplexité de ma part. Comment peut-il être gay et me désirer ? J’avais peu d’expérience à ce sujet. Je savais pour Gide et ses petits amis arabes, je savais aussi pour Proust, mais cela restait une connaissance toute livresque, toute théorique et je ne voyais pas trop à quoi cela correspondait dans le réel.

On s’aimait. À un moment, il voulait même se marier avec moi, mais je savais que je voulais une vraie relation sexuelle, je ne voulais pas rester dans l’ésotérisme.

Alors nous avons poursuivi chacun notre chemin, mais sans jamais rompre notre relation, beaucoup par courrier, mais il revenait très souvent à F. et nous nous retrouvions toujours avec plaisir et grande complicité.

Aujourd’hui, mon amoureux mystique a largement dépassé les 80 ans, il demeure dans une maison de retraite dans le nord des États-Unis et on se téléphone régulièrement. On a échoué sur le sexe, mais on a appris tous les deux que les chemins ne sont pas toujours droits et que des choses imprévues arrivent parfois entre les corps, entre les êtres, entre les esprits qui nous aident à élargir notre point de vue sur la vie et ses mystères.