Journée de réunion– Épisode 2
Anne-Claire Lomellini-Dereclenne
Le site de l’ENGREF n’avait pas changé. Après avoir franchi un portail matérialisant l’entrée dans un périmètre appartenant au ministère de l’Agriculture, on doit traverser une allée qui mène à un bâtiment principal en pierre de taille, édifié en 1946 sous la houlette d’André Japy, architecte français dont le nom est associé, entre autres, à la réhabilitation de l’Opéra royal.
Ce n’est cependant pas là que se déroulait ma réunion. Je devais contourner ce bâtiment qui semblait par ailleurs désaffecté, pour me rendre sur la droite dans un autre immeuble tout en verre et métal et qui devait dater des années 70.
Mon impression assez maussade à l’approche de cette construction légère augurant d’une isolation de mauvaise qualité et donc de la perspective d’heures peu confortables en salle de réunion, se trouva amplifiée par une sensation de fouillis désorganisé à la vue d’un empilement de meubles et des allées et venues de déménageurs devant l’entrée du bâtiment. Une ruche affairée semblait désarticuler l’édifice à la hâte. Comme si un danger imminent le menaçait. Et pourtant, à l’entrée, dans le hall, une foule exclusivement masculine et sonore se tenait là, un café à la main, comme si de rien n’était. Mon bonjour trop discret ne sembla pas déconcerter qui que ce soit, ce qui n’était pas pour me déplaire. J’aimais autant passer inaperçue et me faufiler discrètement dans l’escalier. Mais arrivée dans le couloir desservant la salle de réunion, je tombai sur plusieurs collègues en train de porter une table, d’autres déménageant des ordinateurs et des chaises, toujours à la hâte. Quelle était donc cette mascarade ? Et bien, on change de salle. Ils ne nous ont pas prévenus que c’était le dernier jour d’utilisation du bâtiment et ils nous accordent quelques heures pour la réunion, mais dans une salle du rez-de-chaussée… OK, on fera avec. Je pose rapidement mes affaires dans un coin et m’apprête à aider la communauté. C’est vite fait, à six ou sept, ça ne prend pas trop de temps.
Une fois le café-machine amer et peu agréable, avalé, histoire de se rasséréner, on s’installe, on tente de connecter la visio pour les collègues restés à la maison en raison de la neige et on fait le tour de table habituel. Les protagonistes que je connais pour partie arrivent de la France entière. Les accents du Sud-Ouest sont bien marqués, les nordistes se rassemblent, les Bretons aussi. Je représente la région Île-de-France avec ma collègue, comme l’année dernière je représentais la Guadeloupe ou il y a quelques années la Provence. Mais en fait, ce jour comme tous les autres, je ne représente que l’administration de mon affectation du moment. À titre personnel, je ne pense pas être emblématique d’une région. Mon accent est neutre et c’est finalement peut-être Paris qui me ressemble désormais le plus. Je suis de partout et de nulle part, et c’est tant mieux, même si ma génétique est bien orientée sud sud-est. Comme sur la rose des vents. Cette île tout en bas à gauche sur la carte, la Corse, si chère à mon cœur.
Mais la visio ne fonctionne pas. On regarde des gens à travers un écran, ils ne nous entendent pas, on essaie de leur écrire sur le tchat pour leur dire précisément : « On ne vous entend pas ». Avant on avait la réunionite parce que certains passaient des heures à pontifier ou parce que d’autres débattaient de détails de procédures dont on n’avait rien à faire, maintenant on passe les trois quarts de la réunion à chercher à se parler et à finalement se faire coucou sans s’entendre par écran interposé. Au final, on passe toujours autant de temps en salle de réunion, mais on avance encore moins qu’avant. Voilà. La technologie trouve ses limites quand elle génère plus de nuisances qu’elle n’apporte de solutions.
Qu’à cela ne tienne, je profite du brouhaha local pour observer. Les deux animatrices de la réunion sont empêtrées dans la résolution du problème de connexion vidéo, la moitié de la salle regarde son téléphone ou son ordinateur, l’autre moitié discute avec son voisin. C’est bien finalement d’être adulte, on a le droit de ne pas écouter le prof et de faire complètement autre chose pendant l’heure de cours. Toujours grâce à la technologie, on peut même surfer sur Internet tout participant un minimum. Parce qu’en plus d’être devenu plus intelligent, on s’est aussi libéré de toutes ces vieilles habitudes désuètes qui régissaient autrefois les rapports humains et qu’on appelait, je crois, la courtoisie ou la correction. Il fallait alors faire l’effort surhumain d’écouter son interlocuteur sans avoir aucun dérivatif, et pire, on devait même parfois soutenir son regard.
Mais bon, ça, c’était avant.
Enfin, vivement que la visio fonctionne et qu’on puisse vraiment commencer la réunion, ça me rendra peut-être moins cynique…
