Handicapé
Bernard M.
Me voici handicapé. Enfin très légèrement et très provisoirement handicapé. Mais n’empêche je ressens très directement les perturbations de tous ordres que cela entraîne et prends conscience de ce que ce doit être pour les vrais handicapés.
Je me suis fait opérer du pied, afin de supprimer un hallus valgus sérieux qui commençait à me gêner dans la vie quotidienne. L’intervention s’est bien passée et s’est faite sous anesthésie locale. Mais c’était assez étrange d’entendre, au-delà du mince tissu qui me cachait la scène, les voix du chirurgien et de ses assistantes, les bruits de scie et de perceuse en pleine action et d’imaginer l’étrange terrain de bricolage sur lequel ces outils étaient au travail ! En fin d’après-midi, lorsque le VSL est venu me chercher pour me ramener chez moi, ma jambe était encore sous l’effet de l’anesthésie, j’avais l’impression qu’elle n’était qu’un bout de bois mort, complètement extérieur à moi et que je ne pouvais manipuler qu’à l’aide de mes bras. Arrivé à la maison, j’ai monté l’escalier marche par marche, assis sur les fesses. Me voici installé à l’étage et je n’en ai plus bougé depuis. Notre cuisine, le lieu où l’on prend habituellement nos repas, devant la cheminée en hiver ou sur la terrasse dès que la température le permet, est au rez-de-chaussée. D. nous monte donc notre pitance à chaque repas que nous prenons dans la grande salle à manger du premier.
Le lendemain de l’opération, j’ai bien dégusté, sacrées douleurs au sortir de l’anesthésie. Puis peu à peu, avec la conjonction entre l’atténuation naturelle et l’action de l’antidouleur, cela a été mieux. J’ai pu, avec mon chaussage spécial qui me permet de ne poser que le talon et laisse les doigts de pied au-dessus du vide, faire les quelques pas nécessaires entre la table de la salle à manger, le canapé devant la télévision et ma chambre. En outre j’ai droit tous les jours à une piqûre d’anticoagulants. Je me sens totalement dépendant pour tout et c’est bien désagréable. En cas de besoin je fais tinter la cloche qui, au temps de mes grands-parents, servait à appeler la « bonne » pour appeler D. à la rescousse. Et, version plus moderne, il nous arrive de nous appeler par téléphone d’un étage ou d’une pièce à l’autre…
Bon, ça, c’était hier. Aujourd’hui ça va déjà beaucoup mieux, je retrouve une certaine mobilité, appuyé sur une canne et même, de plus en plus, en la laissant de côté, je trotte d’un bout à l’autre de l’étage.
C’est un temps évidemment propice aux activités de lecture et d’écriture. Je déguste un gros roman Leçons de Ian McEwan, un pavé de près de 700 pages qui m’a été offert à Noël et dans lequel je n’avais pas encore eu le temps de me plonger. Pas mal du tout. Entre les années 1950 et aujourd’hui, il offre le parcours, mêlé aux grands événements qui ont marqué l’époque, d’un homme ordinaire confronté aux inévitables désillusions de la vie. Plus d’une page a fait écho en moi, notamment celles où il décrit ses réactions à la mort de son père si proches de celles que j’ai moi-même ressenties il y a peu ou celles où il décrit son propre vieillissement. Dès que j’en aurai fini, je vais m’attaquer à la lecture de l’ensemble des textes déposés à l’APA par Guillemette de Grissac afin de préparer le dossier Fonds du numéro de juin de La Faute à Rousseau qui lui sera consacré. Sans parler des trois années d’un journal très prolixe que je dois échoter dans le cadre de notre groupe de lecture toulousain…
Le canapé devant la télévision est aussi plus utilisé qu’à l’habitude. Il y a, contrairement à ce que disent certains, quantité de choses passionnantes à la télévision. La souplesse que permettent les systèmes de replay donne accès à une offre si abondante que l’on ne peut de toute façon pas voir tout ce qui pourrait nous intéresser. J’ai avalé un imposant documentaire sur les Triades chinoises, un autre documentaire très solide sur L’impossible enterrement de Staline, regardé le film Enquête sur un scandale d’état (qui ne m’a que modérément plu), vu plusieurs numéros d’une intéressante série sur diverses œuvres littéraires (Madame Bovary, L’art de la joie, Lolita).
Il fait un temps superbe cet après-midi. D. est allée faire une marche avec une de ses amies. Je tournique un peu d’une pièce à l’autre et je les envie un peu. Je me dis que pour moi ce sera simplement plus tard et qu’il me faut prendre mon mal en patience. Et me dire que j’ai de la chance de vivre dans une maison si spacieuse. Je regarde de temps en temps le ciel par la fenêtre et la place bien assoupie en ce dimanche après-midi. J’écris ces lignes pour le blog…
