Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Grains de sel
Grains de sel
Grains de sel

Blog créé par l'Association pour l'autobiographie (APA) pour accueillir les contributions au jour le jour de vos vécus, de vos expériences et de vos découvertes culturelles.
Voir le profil de apagds sur le portail Canalblog

Newsletter
Commentaires récents
2 mai 2024

Alger, quartier Laperlier

Isabelle C.

 

C’était anciennement une colline dominant la baie d’Alger, un verger alimentant les habitants de la casbah, le triangle blanc au-dessus du port de pêcheurs.

C’était ensuite une propriété agricole en terrasses au-dessus des anciens aqueducs, en haut de laquelle trônait une blanche villa mauresque aux carreaux de faïence tapissant sa salle fraîche, aux petites fenêtres à moucharabieh. Pour y accéder, une étroite route déroulait ses tournants parmi les arbres fruitiers entre les chemins de l’Aïn Zeboudja, de Sidi Brahim et un terrain vague argileux propice aux glissements de terrain. Vers 1868, la propriété fut acquise par un amateur d’art, Laurent Laperlier, qui y finit ses jours en 1878.

C’était enfin, au début du XXe siècle, un lotissement de la ville coloniale s’étendant vers les hauteurs aérées et verdoyantes ; le chemin se bituma, devint rue et lança des excroissances horizontales aux noms de rues empruntés aux arbres des anciens vergers : oliviers, bananiers, amandiers. Des villas cubiques posées sur les terrasses s’entourèrent de hauts murs de séparation. Dans les années 20, Albert Marquet y peint plusieurs tableaux dont un du quatrième tournant de ce chemin qui désormais appelé Laperlier, niveau d’où partait la rue des Bananiers.

C’était la veille de la Deuxième Guerre mondiale, en 1938, lorsqu’une antiquaire, presque cinquantenaire, accompagnée de son fils de seize ans et d’une ancienne missionnaire protestante déjà âgée, loua la villa récemment rénovée dans ce quatrième tournant, numéroté 142. La vieille dame mourut, la guerre passa avec ses restrictions, ses abominations, son débarquement américain et son gouvernement provisoire en attendant la libération de la métropole. L’enfant, devenu un homme, se maria, eut une fille.

C’était la fin de 1954, la guerre d’indépendance de l’Algérie commençait et l’homme, sa femme et sa fille rejoignirent la grand-mère de la fillette dans la villa. J’étais cette fillette, je passais mon enfance dans cette villa.

À l’extérieur du tournant, du portail en fer forgé vert, entouré de hauts murs sur lesquels grimpait le violet d’un bougainvillier, laissait voir une esplanade, dominée par un grand palmier dattier dont les fruits ne mûrissaient jamais. Le mur de gauche était couvert d’un jasmin odorant dont les fleurs blanches se mêlaient au bleu d’un plombago ; l’angle de la rue abritait un arbre de Judée, premier à épanouir ses fleurs roses au printemps. Une bordure de cannas rougissait le pied du mur jusqu’à la terrasse protégée par une pergola couverte de l’orangé d’une bignone foisonnante. Le jardin descendait sur deux paliers reliés par quelques marches inégales ; les premières, sous un tamaris, donnaient accès à un parterre ombragé par un néflier et un oranger amer qui fournissait de quoi remplir la bassine en cuivre où bouillonnait doucement la marmelade. Sous les géraniums grimpants, cascadant de la balustrade surplombante, des platebandes regorgeaient de fleurs diverses en fonction des saisons : rangées d’iris et d’arums, bouquets de pivoines, bordures de lavande, massif d’acanthes et de géraniums. Le sous-sol de la maison reposait sur ce premier niveau. Sous la terrasse d’entrée, quelques marches permettaient de plonger dans la fraîcheur humide d’une petite cave.

Le niveau inférieur était couvert d’une pelouse rêche, résistante à la sécheresse, entourant citronnier, clémentinier, mandarinier, pommier et poirier, arrosés l’été par l’eau d’un puits fermé d’une maçonnerie en pointe, chaulée tous les printemps et accolée à un petit réservoir alimenté par une pompe à bras.

Du niveau supérieur, trois marches accédaient à l’entrée de la maison fermée par une double porte surmontée d’une imposte en vitrail qui projetait au soleil du soir ses rouges et bleus sur le carrelage, dessinant la marelle colorée de mes jeux. Trois pièces et une cuisine se répartissaient à droite et à gauche du couloir d’où s’élevait un escalier en marbre vers le couloir de l’étage. Une salle de bain et trois chambres donnaient sur ce couloir ; la mienne donnait sur une terrasse dominant la ville d’où montaient les bruits de la vie, avec un aperçu sur le port et la baie. Les soirs d’été, je me couchais sur le carrelage tiédi par le soleil pour voir le ciel et tomber parmi les milliers d’étoiles scintillantes. De là, aussi, je voyais passer les hélicoptères militaires, vrombissant et frôlant les toits des villas, j’entendais les concerts de casseroles, les manifestations, les explosions. La radio, qu’on écoutait en boucle, me donnait des informations incompréhensibles sur les « évènements », les discussions entre adultes étaient tout aussi impénétrables, laissant filtrer angoisse et violence.

Les hauts murs ceignant la villa me protégeaient, mais emprisonnaient : je ne sortais que rarement, jamais seule : ma grand-mère, ancienne institutrice, me « faisait la classe » tous les matins ; l’après-midi, je jouais dans sa chambre, dans le jardin, me racontant des histoires, « des rêves » qui ont failli m’engloutir.

C’était 1959 ; je grandissais et on m’envoya enfin à l’école primaire. C’était une petite école de quartier, de trois classes d’une quarantaine d’élèves, dont la mixité mélangeait filles et garçons, Européens de toutes origines et de tout milieu social et Algériens. À neuf ans, j’entrais en cours moyen deuxième année. J’étais terrorisée par l’agitation et le bruit des autres dont j’ignorais les codes ; je m’intégrai lentement à la vie de l’école.

C’était 1962, le 5 mars. Tout éclatait : dans la nuit, plus d’une centaine d’explosions à travers Alger ; tôt le matin, on m’emmena prendre seule l’avion pour Nice, rejoindre mes grands-parents maternels ; séparation brutale d’avec ma famille, éloignement définitif d’avec ma ville et ma villa : l’enfance était finie.

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Mode d'emploi

Adresser votre texte (saisi en word, sans mise en page, en PJ à votre mail) à l'adresse :

apagrainsdesel@yahoo.com

- Envoyez si possible une image (séparément du texte). Cliquez sur les images pour les ouvrir en grand
- Précisez sous quel nom d'auteur il doit être publié
- Merci de ne pas adresser de textes trop longs afin de laisser son dynamisme à la lecture. Des billets de 2000 à 4000 signes environ sont les plus adaptés à la lecture dans un blog.
L
es administrateurs du blog se réservent le droit de publier un texte trop long de façon fractionnée.


 

Publicité
Archives
Publicité