Les deux maisons
Jacques Lucchesi
Dans le petit appartement où nous vivions alors, mes parents, moi et un peu plus tard mon frère cadet, le confort était minimal. Outre l’étroite cuisine où nous prenions nos repas, il n’y avait que deux pièces : une grande chambre — celle de mes parents — donnant sur la rue et une obscure chambrette que je fis rapidement mienne. Le sanitaire se réduisait à des simples WC. Pas de douche et encore moins de baignoire. Nous nous lavions tous à l’évier de la cuisine avec un gant rêche et parfois dans une bassine remplie d’eau chaude.
C’était à Marseille au début des années 60 et nous n’étions pas malheureux. Nous manquions simplement d’espace à vivre et, bien vite, d’intimité. Le problème était encore plus aigu quand, malade, j’occupais plusieurs jours durant le grand lit de mes parents pour avoir, dans la journée, un maximum de lumière. Avec mon entrée à l’école, un autre problème se posa : celui de trouver un coin pour faire mes devoirs. C’était ainsi : nous étions pauvres et pendant les quinze premières années de ma vie, il fallut se contenter de cette modeste location. Mais, heureusement, une tangente m’apparut vite qui allait m’aider à supporter cette situation.
Ma grand-mère paternelle vivait dans le même immeuble que nous, au troisième et dernier étage. Elle occupait le même type d’appartement, mais, veuve depuis peu, elle l’habitait toute seule. Rapidement je pris l’habitude d’aller la rejoindre et passai de plus en plus de temps avec elle. Si ma présence journalière était une joie pour elle, c’était en revanche une souffrance pour ma mère qui se sentait dépossédée de son enfant. Mais j’étais trop jeune pour comprendre ses sentiments et j’allais là où je me sentais le plus à l’aise.
J’avais trouvé, chez ma grand-mère, un espace à la mesure de mes rêves. Contrairement à l’appartement parental, celui-ci offrait une vue imprenable sur les toits et les jardins du quartier. Le soleil, l’après-midi, l’éclairait généreusement. Dans le salon, il y avait un récepteur de télévision et un large fauteuil en cuir où je pouvais lire à loisir et regarder les feuilletons que l’ORTF offrait alors aux Français, comme Bonne nuit les petits et Thierry la fronde ; quand je n’y organisais pas mes batailles de figurines et mes circuits électriques. Il y avait aussi la même pièce sombre et exiguë qui me servait de chambrette deux étages plus bas, mais qui était ici libre de toute assignation précise. Une lourde table en bois blanc y était rangée ; je pris l’habitude d’y faire mes dessins et, un peu plus tard, mes maquettes de navires et d’avions. Et c’est sans parler de toutes les douceurs alimentaires que mon aïeule me prodiguait au goûter et, parfois, au petit-déjeuner. Sa maison était pour moi un lieu d’abondance et de liberté, sans commune mesure avec celle de mes parents. L’une incarnait le principe freudien de plaisir et l’autre le principe de réalité. Moi j’avais bien sûr fait mon choix.
Ce furent là les deux décors principaux de ma première jeunesse. Ils furent parfois le théâtre de disputes familiales, mais, lorsque je repense à cette époque, je me dis que j’ai quand même vécu une enfance heureuse. Surtout, je dois à l’amour et à la patience de ma grand-mère un inestimable cadeau : celui d’avoir pu développer une vie intérieure et une créativité personnelle. Ces quelques lignes en sont le modeste reflet.