En attendant la fête des Lumières
Anne-Claire Lomellini-Dereclenne
En cette heure de lever du jour, la ville entière semble ployer sous le poids des gouttes presque sirupeuses qui s’écrasent mollement sur les pavés mouillés de Saint-Jean. Le ciel, gris ardoise, à peine teinté de cyan, retient prisonnier le soleil et les nuages blancs. Dans la ruelle étroite, au revêtement glissant, la succession de lampadaires diffusant une lumière rouge sang indique le chemin sans inspirer confiance. De rares passants se croisent, main gantée fermée sur parapluie noir, capuche enveloppante. De dos, ils se ressemblent et se confondent comme cette petite famille, la maman qui tient la main à ses deux garçonnets qu’elle accompagne, sans doute, sur le chemin de l’école. Son blouson rose descend jusqu’aux genoux. Elle a relevé sa capuche dont le bord est garni de poils d’une fourrure que j’espère artificielle. Quand elle se tourne et que je la suis, de dos, elle devient son blouson à part entière. Une doudoune rose qui tient la main à deux doudounes miniatures, l’une verte, l’autre bleue. La capuche est la même. Les ports de tête se confondent. Tous trois semblent se mouvoir à l’unisson comme des pantins articulés dont on aurait remonté le mécanisme. On dirait trois personnages de conte de Noël.
Face à la cathédrale, sur le flanc nord, on traverse un jardin d’enfants jouxtant un site de fouilles archéologiques. Les lampadaires rouges et suspects appartiennent à la nuit. Ils ont laissé place aux feuilles étonnamment jaunes et lumineuses des arbres aux branches noires et de plus en plus dégarnies. Il pleut de grosses gouttes sur la ville, comme il pleut de grandes feuilles dans ce jardin d’enfants. Tout est calme, serein et un brin nostalgique. La pluie s’écoule ici sans bruit, et instinctivement je retiens presque mon souffle pour ne pas déranger la quiétude de ces lieux.
En débouchant sur la place devant la Cathédrale Saint-Jean, on ne peut s’empêcher de lever la tête pour découvrir, en face, sur la colline, la basilique de Fourvière qui semble émerger de brumes célestes. Une inscription en lettres lumineuses, presque irréelle, flotte à sa gauche. Merci Marie. Merci Marie, d’avoir sauvé Lyon de la peste, cette fête des Lumières qui aura lieu ce soir t’est dédiée.
Fantomatique ambiance de ce début de matinée dans une nuit qui n’est plus et un jour qui n’en finit pas de se lever.
Une femme se tient assise sur le parvis de l’église. Elle porte un voile sur la tête qui ne cache pas son visage de cire ni ses yeux fixes qui semblent sans vie, une couverture sur ses jambes, un écriteau à la main qui indique qu’elle a faim, qu’elle a des enfants, qu’elle est dans le besoin.
Mais les passants passent et ne s’arrêtent pas.
Ce soir, la nuit reprendra possession de la ville. Les lampadaires rouges s’allumeront à nouveau, et, comme le veut la tradition, les Lyonnais placeront de petites bougies sur le rebord de leurs fenêtres, pour remercier encore une fois, la Vierge Marie. Des expositions artistiques mêlant son et lumière auront été installées sur toutes les places de la ville et des stands de vin chaud réchaufferont les têtes et les cœurs. Une procession s’élancera alors de cette même place où je me tiens présentement, pour rejoindre Fourvière, à pied. Lumignon à la main, entonnant des chants religieux de circonstance, les plus croyants des Lyonnais célébreront en chœur la fête traditionnelle. Dans la ville basse, de part et d’autre de Rhône et Saône, on s’égaiera, on chantera, on célébrera.
Qu’adviendra-t-il alors la de mendiante du parvis de Saint-Jean et de tous ses semblables dans la misère et le froid ?