Nos années
Madeleine R.
Le documentaire de Camille Juza intitulé De Gaulle bâtisseur et programmé lundi 16 novembre dernier sur France 3 (disponible en ligne jusqu’au 16 décembre 2020) m’a littéralement scotchée devant mon écran de téléviseur et je l’ai revu sur l’ordinateur.
Ce sont les fameuses « Trente glorieuses » de la reconstruction de la France après les destructions de la Seconde Guerre mondiale, les années des « baby-boomers », devenus aujourd’hui « mamie et papi boomers ».
En 1h et 36 minutes d’images d’archives particulièrement bien choisies, on voit les décombres des villes bombardées, les discours de De Gaulle pour l’effort de travail et la construction d’une France nouvelle confrontée au manque criant de logements qui ne permet pas de vivre les « jours heureux » tant attendus par les mouvements de la Résistance. Même les communistes prônent la priorité du travail. Les femmes obtiennent enfin le droit de vote !
Mais, en 1947, c’est une France bloquée par la flambée des prix et les grèves. C’est alors la proposition de Plan Marschall par les Américains (proposition non désintéressée). Un plan de développement s’élabore, les tracteurs débarquent d’Amérique, les traitements chimiques qui augmentent les rendements. L’électricité se développe avec la construction de barrages (tel celui de Tignes), la voiture devient l’idéal et le but de la vie. De Gaulle est frappé par ses premiers voyages aux États-Unis, où il est reçu dès 1945. Il y observera avec une certaine envie la modernité et la puissance américaines, incarnées par les tours et l'extrême densité des mégalopoles comme New York.
C’est l’État qui dirige un ministère de la reconstruction On fait un appel massif aux architectes, chargés d'imaginer "la France de demain".. Les architectes tel Auguste Perret pour reconstruire Le Havre et les autres villes détruites, Caen, St Malo, tout en béton. 1954, c’est le fameux hiver terrible, la maison « Prouvé » prônée par L’Abbé Pierre (« la maison des jours meilleurs »). La paix en Indochine, enfin, grâce à Mendès France.
Les piles atomiques avec le CEA, à Saclay, à Marcoule, le pétrole, le gaz, le CNIT à la Défense, et les Cités. Le film de Resnais le chant du styrène évoque l’arrivée du plastique. Le salon des arts ménagers donne « une certaine idée du bonheur ».
1958, ce sont les « événements » d’Algérie où la 4e République va s’effondrer. De Gaulle qui s’était retiré après le conflit avec les communistes, est réclamé (« Je vous ai compris ! »). Il obtient les pleins pouvoirs comme un sauveur de la France. Une nouvelle constitution et un parcours triomphal de la France… Il inaugure Orly, luxe et modernité.
1962. L’intérêt national impose de se dégager des charges coûteuses, il renonce à l’Algérie et c’est le rapatriement d’un million de « pieds noirs ».
1963 et le Plan dirigé par l’État, la DATAR d’Olivier Guichard, la France est quadrillée, la décentralisation prônée. Le RER et le boulevard périphérique reflètent la civilisation de la voiture. Les Halles sont déménagées à Rungis. On y exproprie des agriculteurs sans état d’âme. Mais l’agriculture est en crise, la Bretagne meurt. On décide le Remembrement, on rationalise le vivant (faire pondre plus d’un œuf par jour à une poule, c’est possible !).
1964, Pisani et le premier salon de l’agriculture, la PAC, le « paysan » devient un « agriculteur ». Et c’est la Civilisation de la Consommation, le premier « Carrefour » à Sainte-Geneviève-des-Bois, les hypermarchés. Enfin les Grands ensembles qui poussent partout (un extrait du film Mélodie en sous-sol de Verneuil avec Gabin, génial).
Sarcelles, un « Eldorado » (voir Le joli mai de Chris Marker, les interviews de femmes dont une qui a huit enfants et une nièce). La cité HLM « Gagarine » à Ivry, est construite en juin 63. On en a parlé récemment. En cette année 2020, on la démolit. La Cité radieuse du Corbusier à Marseille a mieux résisté.
La condition des Français ne cesse de s’améliorer… C’est le collège pour tous, la scolarité jusqu’à 16 ans, la construction des fameux collèges Pailleron. Les loisirs pour tous, les Maison de la jeunesse et des sports, la Maison de la culture de Bourges avec le discours d’André Malraux. On se rappelle Le dimanche à Orly de Gilbert Bécaud. La quatrième semaine de congés payés, la côte d’Azur saturée et les Français qui partent en Espagne, ce qui ne plaît pas à De Gaulle qui décide de créer de toutes pièces La grande Motte dans le Languedoc pour y encourager le tourisme de masse en France. Lui qui aimait les grandes marches solitaires ! Ce sont des décors dantesques, de grands immeubles collectifs, on entend (et on se rappelle) Les Shadocks de Jacques Roussel avec la voix inimitable de Claude Piéplu.
Année 1965, on commence à s’interroger, on a construit 6 millions de logements depuis la fin de la guerre, (à Nancy la plus longue barre d’Europe). Cela finit par ressembler à des cages à lapins, les femmes s’y sentent isolés, il n’y a pas d’équipements sociaux, on parle de « sarcellite ». Des reproches s’élèvent : « quel est l’imbécile qui a construit ça ? » demande un journaliste à un architecte. On répond que les animations, les cinémas vont venir bientôt. (Des images du film Deux ou trois choses de Godard). Le discours de De Gaulle sur « ce que veut la ménagère : l’ordre, le progrès mais pas la pagaille ! »
Contre le mal des grands ensembles, on décide de construire cinq villes de 100 000 habitants en région parisienne : ce seront des cités nouvelles, des villes inventées de toutes pièces. Cinq nouvelles préfectures vont naître : Evry, Créteil, Bobigny, Nanterre, Cergy. Un État moderne.
L’État aménageur pense aussi aux vacances à la neige. Là où les montagnes se vident de leurs habitants, on implante des stations de ski, à commencer par Super-Tignes, et c’est une ruée vers l’or. Les montagnards sont expropriés sans ménagement. Il faut rentabiliser et moderniser ce nouveau débouché comme une usine : voici les vacances clés en main et ski aux pieds, pas chères des années 1967. Avec, en 1968, les premiers jeux olympiques d’hiver à Grenoble que De Gaulle vient inaugurer.
Tous ces chantiers supposent des ouvriers, mais leurs salaires ne sont pas suffisants et ils n’ont pas de logements, les immigrés qu’on fait venir s’entassent sur des lits superposés à plusieurs dans la même chambre. Les bidonvilles se multiplient, dont le plus grand à Nanterre juste à côté de la nouvelle université qui sort de terre. Et c’est là, entre la Fac et les bidonvilles que commencent le mouvement du 22 mars et Mai 68.
Le monde construit est jugé autoritaire et injuste et les étudiants ne veulent pas devenir les futurs cadres qui exploiteront la classe ouvrière et la paysannerie. La grève générale se répand comme une traînée de poudre avec occupations d’usines et de facultés. C’est le fossé total entre les enfants du baby-boom et le pouvoir gaulliste. Moins d’un an après, De Gaulle démissionne et se retire à Colombey où il meurt en 1970.
En 1971, la marche glorieuse de la France continue avec Pompidou et le Concorde. Ce furent 10 années d’une croissance échevelée, d’une économie libérale et du progrès de l’expansion. : 11 millions de voitures, 10 millions de machines à laver… Le trou des Halles va servir au tournage d’un western de Marco Ferreri, La bataille de little Big Horn, qui peut se voir comme une critique déguisée des grandes opérations qui vident la ville de ses ouvriers et des immigrés. Une France défigurée, trop de laideurs…
Et c’est le premier salon de l’environnement inauguré par Pompidou qui se défend : « tout n’était pas beau autrefois » dit-il à Zitrone. La construction des villes continue à marche forcée. E. Aillaud construit une cité labyrinthique « La grande Borne ». Mais les malfaçons se multiplient, les équipements ne suivent pas et c’est la fin des grands ensembles avec des scandales immobiliers dans le BTP.
En 1973, c’est le périphérique, les autoroutes qui signent le rêve d’Amérique de voiture-reine. On voit des plages transformées en parking et d’immenses dépôts de cadavres de voitures. Quant aux campagnes, c’est le Remembrement obligatoire, la suppression des haies, l’assèchement des terres qui en résulte. Le bocage traditionnel ne convient plus.
Cependant, en Aveyron, les paysans se rebellent contre l’État qui veut agrandir un camp militaire sur leurs terres, le Larzac devient le symbole d’une lutte pour vivre autrement, contre l’agriculture intensive, les déchets nucléaires.
1974, René Dumont, premier candidat écologiste fait le bilan des Trente glorieuses : « Qui sont les fous ? », demande-t-il ?
Ce qui est remarquable dans ce documentaire passionnant, c’est le choix des images et une attention aux discours et aux propos des acteurs qui laisse apparaître que tous ces Plans sont faits par des hommes et que l’on ne demande jamais leur avis aux intéressé.e.s. La réalisatrice choisit très finement les quelques reportages existants du type Cinq colonnes à la Une et les premières archives filmées en son synchrone où l’on interroge des femmes. On voit en germe tous les « péchés » de cette folie consumériste, destructrice de l’environnement, dont on paye les pots cassés aujourd’hui.
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