Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Grains de sel
Grains de sel
Grains de sel

Blog créé par l'Association pour l'autobiographie (APA) pour accueillir les contributions au jour le jour de vos vécus, de vos expériences et de vos découvertes culturelles.
Voir le profil de apagds sur le portail Canalblog

Newsletter
Commentaires récents
29 janvier 2023

Guerres et jardins

 Francine Lechevretel

logo_nos_aieuxIls revenaient de loin, Jean et Émilien, le jour où ils arrivèrent à C… et posèrent leur léger bagage au seuil de la pension de famille que tenait ma grand-mère. Nés Allemands à la fin du dix-neuvième siècle, dans une Moselle1 devenue territoire prussien depuis la défaite française de 1871, les deux frères avaient combattu pendant les quatre ans que dura la Première Guerre mondiale. L’armée allemande les avait incorporés dès 1914 et, les suspectant de sympathie française comme beaucoup d’Alsaciens-Lorrains, elle les envoya combattre sur le front de l’est.

 En 1918, quand l’Allemagne vaincue restitua l’Alsace-Lorraine à la France, les deux frères se rendirent aux Alliés et devinrent subitement français. À cette date, ni l’un ni l’autre ne parlait la langue française, mais ils étaient déterminés à ne jamais retourner vivre en Moselle, pour eux terre de tant de maux. Comme beaucoup d’immigrés de l’intérieur, ils devinrent alors chauffeurs de taxi, d’abord à Paris pendant plusieurs années, puis à Granville, terminus du train en provenance de la capitale. Une fois la paix installée, le pays retrouva son engouement pour les bains de mer. L’effervescence autour des casinos créait beaucoup de mouvements sur la côte normande et les taxis ne manquaient pas de clients. Comment mon grand-père Jean et son frère avaient-ils vécu leur changement de nationalité doublé d’un changement de langue ? Ils restaient muets sur ce sujet : ils l’avaient fait, c’est tout.

 Jean épousa ma grand-mère en 1925 et, malgré son accent germanique, il se fit Normand : il fabriquait même son cidre chaque automne et tressait l’hiver les paniers d’osier pour la pêche à marée basse. Grâce à l’héritage familial de ma grand-mère, le couple put acquérir à C… un terrain bon marché, parce que situé le long de la voie ferrée, et y bâtir une petite maison en granite du pays. Quant à mon grand-oncle Émilien, il fit la connaissance d’Erminia, une jeune Italienne, femme de chambre d’une princesse de Monaco installée dans un petit castel près de Granville — les princes de Monaco ayant des ancêtres normands, ils possédaient quelques biens dans la région. Ce deuxième couple convola en 1926 et partit s’installer près de Menton, à deux pas de la frontière italienne. Émilien devint chauffeur de l’autocar qui assurait la navette Menton-San-Remo et Erminia trouva un emploi dans le commerce.

 À la veille de la Seconde Guerre mondiale, les ennuis cardiaques de Jean lui firent abandonner son activité de chauffeur de taxi. C…, village de bord de mer, comportait de nombreuses résidences secondaires et il se lança alors dans l’entretien des jardins et parcs privés. Les quatre années d’Occupation qui suivirent furent rudes pour mes grands-parents, leurs quatre enfants et la mère de Jean arrivée en Normandie en 1940, fuyant devant l’armée allemande qui s’était une nouvelle fois approprié la Moselle. Jean fit rendre le maximum à ses jardins, mais, malgré cet apport, ils connurent tous les sept la faim et le froid. Comme il parlait allemand, Jean était parfois requis par les occupants pour servir d’interprète. Résigné, il s’exécutait ; c’était la guerre !

 Après la Libération, il fit du terrain situé devant leur maison un jardin d’ornement qui faisait l’admiration des passants. Enfant, j’ai adoré ce jardin, dont les sentiers zigzaguaient entre les touffes fleuries.

 Chaque 11 novembre, date anniversaire de l’armistice de la Grande Guerre, un même rituel avait lieu pour lui et pour moi. Les enfants des écoles se réunissaient autour du monument aux morts et après le discours du maire, chaque enfant déposait un bouquet au pied de la stèle, en hommage aux Morts pour la France. Enfin, notre chorale interprétait La Marseillaise suivie de L’Hymne à la Joie.

 Avant de me rendre à la cérémonie, je passais chez mes grands-parents prendre le bouquet que Jean tenait à me préparer. Je le trouvais, devant son établi, disposant les dernières branches de cyprès destinées à bien mettre en valeur les couleurs vives des marguerites d’automne. Il portait ses vêtements du dimanche parce que c’était un jour spécial, mais il n’allait pas à la commémoration, quelqu’un l’ayant un jour traité de Boche.

 Il ne parlait jamais de ses quatre ans de combats en 1914-18, sauf quand mon grand-père paternel – qui, lui, avait fait la guerre côté français – était des nôtres le dimanche midi. Loin de s’écharper, ils échangeaient leurs expériences. N’étaient-ils pas collègues, eux qui avaient vu mille fois la mort de près ? Ils évoquaient la gadoue puante des tranchées, la vermine, le gaz moutarde, les gradés comme des chiens…

 Mon grand-père Jean cultivait plusieurs jardins, les siens et ceux de ses employeurs. Outre les fleurs, il faisait prospérer toutes sortes de légumes et ses arbres fruitiers donnaient une profusion de fruits. Il bouturait, semait, greffait, marcottait et n’achetait presque rien dans le commerce.

 Toute sa vie, Jean garda le contact avec son frère parti dans le Midi, leurs épouses échangeant lettres et photos. Emilien vint nous voir en Normandie dans les années cinquante, accompagné d’Erminia et de leur fille Lisa. Ils avaient apporté des produits de leur jardin qui nous étaient totalement inconnus : amandes dans leurs enveloppes vert pâle, kumquats, grenades… Comme ils étaient heureux de nous les offrir !

 Les lettres d’Erminia nous avaient appris qu’elle avait pu récupérer dans l’arrière-pays de Vintimille des terrains confisqués à sa famille sous Mussolini. Le couple avait alors pu faire construire une maison à Roquebrune-Cap-Martin près de la ligne de chemin de fer qui longeait la mer ; le terrain n’y coûtait presque rien.

 De la même façon que Jean était devenu Normand, Émilien s’était fait Italien. Lors de mon unique visite à son domicile près de Menton, dans les années soixante-dix, j’ai découvert que son lieu de vie était le pendant méditerranéen de celui que s’était créé mon grand-père en Normandie : une maison modeste, mais suffisante avec, sur le devant, le jardin d’ornement et derrière, le potager. Seule différence, les végétaux cultivés : olivier, amandier, grenadier et plusieurs sortes d’agrumes et de légumes du pays. Les lauriers roses enfin, les cistes et le jasmin.

 Malgré son dégoût de la guerre, Émilien me montra, en riant, quelques photos de 1914 où il porte le casque à pointe prussien, puis il me raconta comment il s’était constitué prisonnier des Anglais en 1918, sur le front belge où l’avaient amené les hasards de la guerre. Ce n’était pas sans danger de mettre les bras en l’air face à un régiment de l’autre bord, certains Alsaciens-Lorrains y avaient laissé leur peau… C’est au Havre que les Britanniques le libérèrent, au milieu d’une foule en liesse qui voulait le lyncher parce qu’il portait l’uniforme honni de l’armée ennemie : c’étaient ses seuls vêtements !

 « J’ai bien essayé d’expliquer que j’étais devenu Français, mais… en Allemand ! Imagine un peu ! Le Français, je l’ai appris après 1918 et j’ai toujours eu du mal avec.

 – Et l’Allemand ?

– Oh ! Je l’ai presque complètement oublié. Autant te le dire carrément, ma vraie langue, c’est l’Italien. Et sans accent qu’elle dit ma femme !

20230129gds-mem_frlech_guerres_et_jardins3

 De mes grands-parents de Normandie, il me reste une photo prise en juin 1958. Ils posent au milieu de leur jardin fleuri, écrin de douceur qui semble les protéger. Ils se tiennent près d’un arceau couvert de roses rouges, juste derrière la clématite violette du premier plan. Au fond, l’un des rosiers blancs qui constituaient la tonnelle. Ce cliché correspond à la courte période de répit qu’ils connurent alors. À l’automne suivant, leur dernier fils, Étienne, allait avoir vingt ans, l’âge du service militaire. Il fit partie des appelés du contingent envoyé combattre en Algérie et Jean mourut le mois suivant, emporté par une crise cardiaque.

 C’était une guerre de trop.

  1 La Moselle fait partie des départements lorrains et alsaciens devenus allemands en 1871.

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Mode d'emploi

Adresser votre texte (saisi en word, sans mise en page, en PJ à votre mail) à l'adresse :

apagrainsdesel@yahoo.com

- Envoyez si possible une image (séparément du texte). Cliquez sur les images pour les ouvrir en grand
- Précisez sous quel nom d'auteur il doit être publié
- Merci de ne pas adresser de textes trop longs afin de laisser son dynamisme à la lecture. Des billets de 2000 à 4000 signes environ sont les plus adaptés à la lecture dans un blog.
L
es administrateurs du blog se réservent le droit de publier un texte trop long de façon fractionnée.


 

Publicité
Archives
Publicité