La maison de ma grand-mère
Christian Lejosne
Ma grand-mère paternelle habitait tout au bout de la rue Jean-Jaurès qui était, en réalité, une impasse. Des deux côtés de la rue, onze maisons identiques, que leurs occupants tentaient, par des moyens plus ou moins efficaces, de personnaliser. L’un avait changé la porte d’entrée, l’autre avait ajouté une marquise. Ici, une couche de ciment cachait les briques rouges. Là, on avait végétalisé la façade en y faisant courir un lierre. Celle de ma grand-mère était restée inchangée depuis sa construction dans les années 1920.
Je me souviens de la voiture à pédales que je conduisais dans l’allée du jardin lorsque j’étais enfant. Je crois qu’elle était bleue. Au bout de l’allée, il y avait un arbuste que mes tantes et ma grand-mère appelaient « boule de neige » et qui fleurissait au printemps. De jolis pompons blancs, un peu comme du lilas, mais de forme ronde. Je trouvais cela magique et j’étais content lorsque ma grand-mère en cueillait un bouquet et l’offrait à ma mère. Mais dès le lendemain, les petites fleurs blanches tapissaient la table sur laquelle ma mère avait disposé le vase, formant comme une couche de neige fraîchement tombée. Je me souviens des longs dimanches passés, seul au milieu des adultes. Mes frères, plus âgés que moi, faisaient de l’athlétisme et séchaient ces après-midis, ne venant nous rejoindre que pour le repas du soir.
Je jouais seul, fabriquant des maisons avec des briques en plastique blanc qu’on n’appelait pas encore des « 'lego ». Ou bien, piochant des jeux pour enfants dans le journal qu’un distributeur glissait, chaque matin, dans la boîte aux lettres. Des jeux du genre : « Reliez tous les points numérotés de 1 à 49 et découvrez l’animal que La Fontaine a rendu célèbre dans une de ses fables. » Je me souviens de la vieille machine à écrire que ma tante avait rapportée de son travail et qui trônait sur un petit bureau dans la pièce de devant. Machine sur laquelle j’eus plaisir à taper la liste, par pays et par continent, du nombre de timbres de ma collection. Le ruban de deux couleurs se soulevait mécaniquement lorsque l’on actionnait un bouton afin que le texte fût écrit en rouge. La machine émettait un petit « 'gling » en fin de course, informant le dactylographe qu’il devait ramener le chariot à son extrémité gauche, en poussant de l’index de la main droite une manette qui, par la même occasion, faisait tourner la feuille d’un interligne ou de deux, selon un choix précédemment opéré.
Si j’écris ces souvenirs d’enfance, c’est parce que cette maison, qui a hébergé la famille de mon père depuis sa construction, il y a bientôt un siècle, va être vendue. Jusqu’alors, je m’y rendais machinalement pour voir ma grand-mère lorsque j’étais jeune, plus récemment pour visiter mes tantes. Mes deux tantes, qui vécurent également dans cette maison toute leur vie, sont décédées cette année. Je prends maintenant conscience que c’est là que se sont déroulés tant d’événements familiaux, heureux et malheureux qui, d’une façon ou d’une autre, ont influé sur ma vie. Je prends surtout conscience que, plus jamais, je n’aurai l’occasion de me rendre au bout de cette rue en impasse.