Étrange passage d’année

Bernard M.

 Drôle de passage d’année. Enfin pas si drôle ! Disons plutôt étrange. Et même, pour partie, un peu angoissant…

Cela fait pas mal d’années que le rituel des vœux me paraît une pratique bien formelle sans grande signification. J’y souscris par habitude. Et aussi parce qu’elle donne l’occasion de faire un petit coucou à des personnes à demi perdues de vue, de me les rappeler et de les rappeler à moi. Ne serait-ce que pour cela, cela vaut la peine.

Mais cette année c’est vraiment spécial. Comment dire « bonne année », dans le contexte actuel, dans l’océan des incertitudes, sans ressentir que ce n’est qu’une déclaration rituelle et sans se sentir un peu faux-cul. Une prof de philo qui s’exprimait ce matin à la radio sur le thème du bonheur disait qu’au fond c’était toujours pareil, qu’on était toujours dans l’incertitude de l’avenir et que les vœux ne protègent pas des aléas ou difficultés à venir. C’est vrai, mais il n’empêche que cette incertitude est ressentie bien plus fortement dans le contexte actuel, une incertitude massive, qui envahit tout notre espace mental, qui nous oblige chaque fois que l’on évoque un projet à rajouter « enfin, si on peut d’ici là… »

Avec D. on a passé une soirée de réveillon plus que tranquille. Un bon petit plat acheté chez le traiteur, une demi-bouteille de Chablis, on était au lit avec un bouquin à onze heures, quelques cris et quelques « bonne année » dans la rue au moment de douze coups de minuit, pas grand-chose vraiment, on a connu des moments sacrément plus festifs (et même parfois, très, très bruyants !) sur notre Butte aux Cailles.

Nous avions passé la plus grande partie de la journée du 31 avec mon père et y sommes revenus aujourd’hui 1^er janvier, jusqu’en début d’après-midi afin de pouvoir donner les deux jours à L., la dame qui s’occupe de lui au quotidien. Nous l’avons trouvé bien moins en forme que lors de la petite fête il y a quelques jours. Une colique ces deux derniers jours l’a laissé affaibli. La colique est terminée, mais il n’a pas repris de forces. Il a déjeuné correctement ce midi, regardant même avec envie la brandade de morue que nous avait préparé L., lui devant se contenter de sa bouillie au riz, bien moins engageante. Heureusement pour le dessert nous avons pu partager la bonne crème caramel à l’orange que L. avait concoctée. Se lever de son lit, passer de la chambre à la salle à manger, se lever de table, passer au salon pour le café, tout lui demandait de très gros efforts et nécessitait qu’on l’aide. Je ne l’avais jamais vu comme ça.

Il faisait très beau. L’amener à faire une petite promenade dehors nous a semblé hors de portée. On s’est contenté de faire quelques pas sur le balcon, de lui faire admirer la vue sur les monuments de Paris, de les lui faire reconnaître, ce dont il s’est assez correctement débrouillé. D a pris une photo de lui et de moi au coin du balcon sur fond de toits de Paris.

La veille nous avions organisé un petit Skype afin que ses arrière-petits-enfants viennent lui faire quelques risettes, il a regardé, mais ça n’a pas déclenché les lueurs de joie qui éclairent habituellement sa physionomie en pareil cas.

Nous l’avons laissé, mais nous avons dit aux enfants de L. qui occupent l’appartement mitoyen et communicant d’être particulièrement attentifs et de passer dans la nuit voir si tout allait bien.

Et maintenant le train nous éloigne. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il faudra peut-être revenir très vite. Est-ce un coup de grande fatigue passagère suite à la colique ou bien est-ce une marche brutalement et définitivement descendue ? Je suis inquiet. Mais je garde bien chaud en moi ce qu’il y a eu de doux et de joyeux dans les moments passés ensemble, ceux de notre petite fête de la semaine dernière, ceux aussi, plus rares, mais présents cependant, lors de ces plus difficiles deux derniers jours.

Aujourd’hui où je retranscris ces mots jetés sur un petit carnet pendant notre voyage en train, je suis un petit peu rassuré, un petit peu seulement, j’ai eu L. au téléphone depuis qui m’a dit que ça allait mieux, qu’il avait retrouvé quelques forces et qu’il se montrait un peu plus présent…

Et je tergiverse pour envoyer mon billet au blog. Sa tonalité un peu sombre me gêne et fait contraste avec les textes plus plaisants, plus joyeux que j’ai lu avec grand plaisir sur le blog. Le billet aussi me paraît un peu trop personnel, un peu trop intime, évoquant de surcroît une tierce personne. Pourtant je l’ai écrit dans l’esprit d’une page de blog, pas dans celle d’une page de journal intime, alors va pour le blog, non sans une certaine gêne…

Comments

[Nadine P.]

Il y a quelques temps, j'ai repensé à ton texte si fort, cette photo des anciens pris de dos qui partent sur le chemin, ce témoignage qui m'avait beaucoup émue. J'y ai repensé le jour où j'ai su que ma mère perdait la mémoire (médicalement parlant après les gros doutes), j'y ai songé comme un appui, presque rassurée si je peux le dire ainsi, qu'un jour peut-être j'aurai besoin ou envie d'en parler et que je pourrai le faire, là.

Cette confidence aujourd'hui n'est pas trop personnel, c'est le cœur de l'autobiographie de coucher en mots ce qui éclaire et ce qui pèse. D'aller sur le chemin en faisant face... même de dos !

Que l'écriture en cette année soit pour toi une bonne compagne apaisante.